RELATIONS INTERNATIONALES : Mobilisation générale en Indopacifique

Posté le vendredi 10 septembre 2021
RELATIONS INTERNATIONALES : Mobilisation générale en Indopacifique

Par sa dynamique, sa croissance économique rapide, sa complexité, la densité de sa population, l’Asie est certainement depuis quelques années la région la plus intéressante de la planète au plan géopolitique. S’y confrontent les ambitions des grandes puissances, dans un paysage stratégique compliqué par les intérêts commerciaux, les compétitions et alliances régionales - et par des affrontements idéologiques. Les Etats-Unis, qui luttaient depuis vingt ans contre l’implantation d’un émirat islamique abritant des organisations terroristes à vocation internationale en Afghanistan ont brusquement abandonné Kaboul le 15 août dernier. Et laissé le pays à des fondamentalistes religieux d’abord soucieux de leur pays, les Taliban, dont on ne connaît ni la capacité à gouverner, ni celle de tenir la promesse faite à Doha (Qatar) en 2020 aux Américains - celle de résister à ces organisations dont l’ambition est d’essaimer hors de leurs frontières (Etat islamique, al Caïda…), de ne plus jamais les abriter.

Bien sûr, soulignait Vladimir Poutine le 9 septembre lors d’une réunion virtuelle des BRICS (Jair Bolsonaro pour le Brésil, Poutine pour la Russie, Narendra Modi pour l’Inde, Xi Jinping pour la Chine et Cyril Ramaphosa pour l’Afrique du Sud), « le retrait des Américains et de leurs alliés d'Afghanistan a provoqué une nouvelle situation de crise et l'on ne sait pas encore très bien comment tout cela va affecter la sécurité régionale et mondiale » (1). « Si nous parlons de ce qui s’est passé en Afghanistan », précisait de son côté Dimitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, les Etats-Unis ne sont pas hors-jeu. « On peut difficilement parler de succès ; en fait, c'est un échec. D'un autre côté, ce n'est pas le premier échec subi par les Américains, et il est évident que, du point de vue d'une approche pragmatique des intérêts américains, les dommages ne sont probablement pas trop importants. Il s'agit plutôt d'un préjudice de réputation » (2). Ce qui est important aujourd’hui ? « Nous devons tous voir maintenant quelles seront les prochaines étapes des Taliban (hors-la-loi en Russie) en tenant compte du gouvernement nouvellement établi du point de vue de la menace terroriste potentielle de l'Afghanistan pour les États-Unis et le monde entier ». La déclaration finale du sommet, présidé par le premier ministre indien Narendra Modi, reprend et résume la préoccupation commune aux cinq dirigeants :

« Nous suivons avec inquiétude les derniers développements en Afghanistan. Nous appelons à s'abstenir de toute violence et à régler la situation par des moyens pacifiques. Nous soulignons la nécessité de contribuer à la promotion d'un dialogue intra-afghan inclusif afin de garantir la stabilité, la paix civile, la loi et l'ordre dans le pays (…). Nous soulignons la priorité de la lutte contre le terrorisme, y compris la prévention des tentatives des organisations terroristes d'utiliser le territoire afghan comme sanctuaire et de mener des attaques contre d'autres pays, ainsi que du trafic de drogue en Afghanistan. Nous soulignons la nécessité de faire face à la situation humanitaire et de faire respecter les droits de l'homme, y compris ceux des femmes, des enfants et des minorités ». 

De fait, la mobilisation de la région est intense et rapide – même si tous les acteurs n’ont pas les mêmes intérêts. Les Russes avaient anticipé le retrait américain en renforçant leurs bases en Ouzbékistan et au Tadjikistan. Dès le 18 août, les Chinois avaient appelé le Pakistan à la vigilance - Pakistan qui a joué double jeu en abritant à la fois Taliban et djihadistes de l’Etat islamique – et même, auparavant, Ben Laden. Et ce en appelant les Pakistanais à promouvoir la coopération internationale afin de « faire entrer progressivement la situation en Afghanistan dans un cercle vertueux, au cours duquel divers mécanismes devraient se compléter et élargir le consensus ». Ni Moscou ni Pékin n’ont reconnu le gouvernement Taliban tout en maintenant ouverts des canaux de discussion avec les nouveaux maîtres du pays. Dans la région, les frontières avec l’Afghanistan se ferment, Iran, Pakistan et plus loin Turquie. « L'armée pakistanaise affirme avoir fermé tous les points de passage irréguliers depuis l'Afghanistan, bien que les médias nationaux aient signalé une augmentation du trafic d'êtres humains à travers la frontière », écrit Nikkei Asia dans un rapport (4). « La réticence ou le refus d'autoriser l'entrée d'un grand nombre de réfugiés est généralisée. Dans certains cas - la Turquie en est un bon exemple - autoriser un tel afflux peut créer une grave réaction politique intérieure ».

En Inde – rivale à la fois du Pakistan et de la Chine, l’agenda du premier ministre Narendra Modi illustre la polarisation de tous les acteurs régionaux autour du problème afghan. Après le sommet des BRICS, il s’apprête à participer les 16 et 17 septembre prochain par vidéo-conférence à une réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) : « La réunion de l'OCS qui se tiendra jeudi prochain au Tadjikistan mettra (…) l'accent sur l'Afghanistan, étant donné qu'elle réunit les pays de la région, à savoir la Russie, la Chine, les nations d'Asie centrale et le Pakistan, et qu'elle comprendra une réunion spéciale du groupe de contact de l'OCS. M. Poutine, le Premier ministre pakistanais Imran Khan et d'autres dirigeants assisteront en personne au sommet de Douchanbé (Tadjikistan), tandis que M. Modi et M. Xi devraient apparaître virtuellement à la conférence "hybride" » (5). On sait que l’Iran est également observateur à l’OCS. Mais que l’Afghanistan en sera absent, parce que non encore reconnu par quiconque. Certainement y abordera-t-on les thèmes évoqués lors du sommet des BRICS (Covid, réforme du FMI, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de l’ONU, mais aussi du contre-terrorisme et de la coordination régionale nécessaire en face du problème afghan.

Pour autant, les Etats-Unis, qui resteront un acteur majeur de la région, ne sont pas oubliés : Narendra Modi s’apprête à s’envoler le 22 septembre pour Washington, où il doit rencontrer le président américain en tête-à-tête le 23, puis participer à une rencontre du Quad (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité) avant de s’envoler pour New York pour la 76e session de l’Assemblée générale des Nations unies le 25 septembre. Le Quad – tentative des Etats-Unis de constituer une sorte « d’Otan d’Asie » réunira donc l’Inde, l’Australie et le Japon autour de Joe Biden, la présence du premier ministre démissionnaire Yoshihide Suga, successeur de Shinzo Abe, étant confirmée. Et bien sûr, écrit Zachary Durkee pour The Diplomat (6), « le Quad est devenu une composante essentielle de la stratégie des États-Unis dans l'Indopacifique depuis qu'il a été relancé en 2017. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une alliance militaire officielle, ses quatre membres - l'Australie, l'Inde, le Japon et les États-Unis - sont des démocraties puissantes et influentes qui, collectivement, possèdent la capacité de repousser l'affirmation régionale croissante de la Chine ». Mais le chercheur, qui a travaillé sur l’Indopacifique pour le département d’Etat sait une chose essentielle pour la région – qui devrait convenir à l’Inde, traditionnelle non alignée.

Les puissances régionales ont des liens économiques indispensables avec la Chine comme avec les Etats-Unis. Et elles ne souhaitent pas, selon un sondage d’opinion récent (7) auprès des pays de l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est) que leur institution « devienne une arène de compétition entre les grandes puissances dont les Etats membres deviendraient les mandataires ». Ce qui suggère « que les pays d'Asie du Sud-Est recherchent l'autonomie et ne souhaitent pas être poussés à choisir leur camp alors que leur avenir économique dépend du maintien de liens positifs avec les deux puissances ». Certes, le Quad peut être utile à garantir la liberté des mers contre les prétentions chinoises, ce qui peut convenir à tous dans la région. Mais? « Le Quad est actuellement une arme à double tranchant dans sa capacité à apaiser ou à accentuer ces angoisses régionales. En d'autres termes, l'attrait du Quad réside dans le fait qu'il soit pro-asiatique et non pas antichinois ». Et notre chercheur de recommander la « flexibilité » aux Etats-Unis. Les Américains en sont-ils capables ? On ne connaît pas encore la profondeur de la remise cause d’une stratégie qui a échoué après vingt ans d’une guerre dispendieuse. Ce que l’on sait, c’est que la question est à l’ordre du jour. Ainsi Joe Biden a-t-il appelé, pour la deuxième fois seulement depuis sa prise de fonction, son homologue Xi Jinping – une conversation de 90 minutes (8). Pendant que les contacts se multipliaient entre ministres des deux côtés.

« Les deux dirigeants ont eu une large discussion stratégique au cours de laquelle ils ont abordé les domaines dans lesquels nos intérêts convergent, et les domaines dans lesquels nos intérêts, nos valeurs et nos perspectives divergent » explique la Maison Blanche.
Rien ne dit que Xi Jinping écarte – hors discours de propagande – l’initiative américaine. Parce que cette fois, il a un intérêt commun avec Washington : contenir le cancer islamiste. Il est grand temps, pour tout le monde.

 

Hélène NOUAILLE
Lettre de Léosthène

 

 Cartes :

 L’Afghanistan et ses voisins

https://lh3.googleusercontent.com/proxy/RAJE5it2MloStrW-Lo6vCFMfTOc9nZO2DJKucaY_IX4kV0vjO5h8tApX8-LRhrcEa4xZPxhthIN6mjLBiYcQ9YszUOf5vE2diOnUNHTQ86YDCXdZbumtM4_ReDQvcdBK

Déplacement des Afghans dans la région (au 31 décembre 2020, source : Haut commissariat des NU pour les réfugiés)
https://assets.zerohedge.com/s3fs-public/styles/inline_image_mobile/public/inline-images/afghaninfograph.png?itok=Wp7CteUv

Les pays membres de l’ASEAN (source : Inalco)
http://www.inalco.fr/sites/default/files/styles/asset_image_full/public/assets/images/photo_14.png?itok=pote6eEB

 
Notes :

 (1) Agence TASS, le 9 septembre 2021, Vladimir Poutine, Unclear how situation in Afghanistan will affect regional, global security
https://tass.com/politics/1335851  

(2) TASS, le 9 septembre 2021, Dimitri Peskov, Afghanistan is Washington’s failure, but damage is mostly reputational
https://tass.com/world/1335917 

(3) Kremlin.ru, le 10 septembre 2021, BRICS Summit, New Dehli declaration
http://static.kremlin.ru/media/events/files/en/ykMD3Z4QvQKKPYLkEfuhFIS8w8ZFYoQI.doc 

(4) Nikkei Asia, le 7 septembre 2021, Kiran Sharma, Sinan Tavsan et Tala Taslimi, Turkey, Iran and Pakistan raise entry bars for Afghan refugees
https://asia.nikkei.com/Spotlight/Asia-Insight/Turkey-Iran-and-Pakistan-raise-entry-bars-for-Afghan-refugees

(5) The Hindu, le 6 septembre 2021, Suhasini Haidar, PM Modi to attend BRICS, SCO, Quad meets in September
https://www.thehindu.com/news/national/modi-to-attend-brics-sco-quad-meets-in-sept/article36326739.ece 

(6) The Diplomat, le 28 août 2021, Zachary Durkee, To Compete With Beijing, the Quad Must Remain Pro-Asia, Not Anti-China
https://thediplomat.com/2021/08/to-compete-with-beijing-the-quad-must-remain-pro-asia-not-anti-china/

(7) ISEAS-Yusov Ishak, 2021 Survey Report, The state of Southeast Asie
https://www.iseas.edu.sg/wp-content/uploads/2021/01/The-State-of-SEA-2021-v2.pdf

(8) Zero Hedge, le 10 septembre 2021, Biden Calls Xi In Attempt To Reset Strained Bilateral Relations
https://www.zerohedge.com/geopolitical/biden-calls-xi-attempt-reset-strained-bilateral-relations 

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
Retour à la page actualité

Source : www.asafrance.fr