L’auteure livre ici une recension partielle de la thèse de M Dimitri Minic : « Contourner la lutte armée : la pensée stratégique russe face à l’évolution de la guerre (1939-2016) », chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’IFRI.
Elle montre que les opérations de guerre informationnelle planifiées et conduites par les Russes sont un volet de leurs opérations offensives dans la profondeur. Dans une tradition de montée très rapide aux extrêmes de la guerre, la guerre informationnelle russe est conçue pour disloquer la volonté de l’ennemi. Par la distorsion des mots et le déni, les Russes jouent sur les contraintes juridiques et morales des Occidentaux.
L’auteure insiste justement sur la nécessité de comprendre l’adversaire pour s’adapter à temps. On dirait plus volontiers en termes militaires: « se mettre dans la tête de son ennemi pour le vaincre“. Sans doute, le chemin est encore long avant de mettre au point les parades voire les ripostes aux opérations agressives russes à l’Est et au Sud, aux menaces djihadistes au Sud et à l’entrisme frériste sur le sol européen.
GCA (2S) Robert MEILLE
La stratégie russe du contournement de la lutte armée, telle que présentée par Dimitri Minic, décrit les moyens mis en œuvre pour atteindre des buts politiques dans une société visée, sans nécessairement recourir à l’affrontement conventionnel. Les pays occidentaux, la France notamment, sont tout particulièrement concernés par cette stratégie « hybride » et la comprendre est essentiel pour réagir et se défendre au mieux.
Pour commencer, le contournement de la lutte armée est, avant tout, pensé comme une opération en profondeur. Le but est de pénétrer la société visée, de « pousser » le plus fort possible, de sonder en utilisant la totalité des moyens à disposition. Ainsi, le but en soi n’est pas le contournement ou l’introduction de telle ou telle opinion dans la société adversaire, mais bien la percée effective : si c’est la lutte armée qui est nécessaire pour atteindre ce but, elle sera mise en œuvre.
Cette percée se base notamment sur la confrontation informationnelle, dont le but est davantage de l’ordre de la décomposition psychologique de la population que de l’ascendant purement informationnel. Les textes russes qui théorisent le contournement par la guerre informationnelle se tournent, en effet, d’avantage vers l’aspect psychologique et cognitif, que narratif. Cela permet de comprendre que cette stratégie ne fait que préparer une société affaiblie mais pas encore « acquise à la cause », que ces moyens de contournement comptent en réalité non pas sur la persuasion mais bien sur une forme de coercition. D’après les doctrines de 2000, l’acception retenue pour la confrontation psychologico-informationnelle est la suivante : pendant ou en prévision d’une lutte armée, préparant ainsi la population adverse à n’être capable d’opposer que peu de résistance.
De plus, sans nécessairement revenir sur les divers narratifs qui composent la stratégie psychologico-informationnelle de contournement, il est essentiel d’en comprendre les fondements pour y réagir de façon efficace.
Cette guerre psychologico-informationnelle est profondément ancrée dans ce que Dimitri Minic nomme l’« atmosphère de conspiration », qu’il voit comme une composante essentielle de la prise de décision des autorités politiques et militaires russes. Ce constat devrait éclairer les moyens de défense cognitive : il est, en effet, dangereux d’interpréter le rôle du complot dans la stratégie hybride russe comme une simple différence culturelle, qui serait donc sans grande conséquence. Au contraire : les élites politico-militaires russes incarnent cette exagération des menaces, allant parfois jusqu’à la fabrication mentale et effective des ennemis dont les velléités de puissance sur la Russie nécessitent une réponse.
Ainsi, la stratégie du contournement, que Guerasimov qualifie de « stratégie de défense active », est bien entendu liée à la politique de dissuasion stratégique russe, laquelle est particulièrement offensive et proactive. Comprendre le fonctionnement de cet « impérialisme défensif » permet aux pays visés d’ajuster leurs réactions : toute tentative de limiter l’agression et d’éviter « l’escalade » est vaine. En effet, la stratégie du contournement de la lutte armée, tout comme la dissuasion stratégique préemptive, est fondée sur l’affirmation qu’il y a nécessité à se défendre contre un adversaire qui attaque. Ce faisant, même si ces attaques ne sont pas « réelles », elles le deviendront dans le narratif russe.
La difficulté qu’introduisent ces particularités stratégiques russes est bien la quasi nécessité pour l’adversaire de s’adapter et de teinter sa propre dissuasion psychologico-informationelle d’une part de proactivité, voire d’offensive. La question de savoir s’il faut « faire pareil » ou réagir dans le stricte cadre moral et démocratique occidental cristallise le débat quant à la réaction adéquate face à la guerre cognitive conduite par la Russie. Cette dichotomie disparait dès qu’on analyse la question d‘un point de vue purement opérationnel : l’ennemi s’engage sur le champ de bataille (ici cognitif) d’une telle manière, il faut donc s’adapter pour combattre et rééquilibrer les forces (ce qui ne n’exclut pas le caractère légal des moyens employés).
Mais cette adaptation ne doit pas seulement être pensée à travers l’opérationnel : la perception de la menace doit également s’adapter. Et la menace « hybride » russe ne peut être comprise que si la violence qui l’accompagne est appréhendée par la société visée. La lutte armée n’est, en effet, plus le strict endroit du déploiement de cette violence et les moyens non militaires sont tout aussi concernés.
Ainsi, la question culturelle de la perception de la violence est centrale, car il est mal aisé de réagir correctement à une menace mal perçue et mal comprise. La réception, tant conceptuelle qu’émotionnelle, de l’acte de violence doit être calquée non pas sur la culture stratégique française mais bien sur la manière dont elle est exprimée par l’agresseur : l’ennemi a des comportements agressifs mais l’approche française tend à empêcher la réplique immédiate au motif que ça n’entre pas dans le cadre juridique de situation de guerre, donc ce n’est pas perçu comme une attaque. Ainsi, le raisonnement doit se faire en fonction de la définition de la guerre qu’exprime et qu’incarne la menace ennemie.
Si l’invasion à grande échelle de l’Ukraine montre, d’une certaine façon, l’échec de la mise en œuvre de moyens non militaires et militaires indirects pour obtenir les résultats politiques voulus, des améliorations et une augmentation de ces capacités de contournement sont encore à attendre de la part de la Russie. L’une des leçons de la guerre en Ukraine pourrait alors être, pour la France, la nécessité d’améliorer les moyens de résistance, d’offensive et de dissuasion en termes de guerre cognitive. Un possible cessez le feu ne serait donc pas la fin de l’histoire pour l’Europe mais une probable intensification de la menace dans sa forme hybride.
Mlle. Alice MARROC-LATOUR
Source : Commandement du Combat Futur (CCF)
13/04/2025