Maud Quessard : « Poutine et Xi sont impérialistes, pourquoi Trump ne le serait pas ? »

Maud Quessard : « Poutine et Xi sont impérialistes, pourquoi Trump ne le serait pas ? »

IHEDN entretienQuelle sera la politique étrangère du président des États-Unis Donald Trump, investi aujourd’hui ? Au regard de ses récentes déclarations et de ses relations avec le secteur de la « big tech » ou l’OTAN, la chercheuse de l’IRSEM Maud Quessard en trace quelques orientations possibles.

Spécialiste de politique étrangère américaine, Maud Quessard est directrice du domaine « Europe, Espace Transatlantique, Russie » à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Ses recherches portent sur les enjeux stratégiques américains et les compétitions de puissance, et sur les guerres de l’information et les stratégies d’influence.

Docteure de l’université Sorbonne-Nouvelle et diplômée de Sciences Po, elle a enseigné à l’université de Poitiers, à Paris 2-Panthéon Assas, à l’IEP de Bordeaux, et à Sciences Po Paris. Elle a bénéficié du programme de soutien à la recherche de l’IHEDN, a été visiting fellow au département d’histoire de l’université de Harvard en 2015, puis lauréate en 2023 du Programme International Visitor Leadership Program du département d’État américain.

LE CANADA, LE GROENLAND/DANEMARK OU LE PANAMA (AVEC SON CANAL) DOIVENT-ILS S’INQUIÉTER POUR LEUR SOUVERAINETÉ APRÈS LES DÉCLARATIONS DU PRÉSIDENT TRUMP AVANT SON INVESTITURE ?
 
Ces trois États doivent surtout s’inquiéter de la pression maximale que Trump entend mettre sur eux, dans le but de sécuriser au mieux les intérêts économiques de son pays.

Ses déclarations tonitruantes début janvier peuvent paraître surprenantes du point de vue européen, mais il faut bien noter qu’elles s’inscrivent dans une lignée impérialiste, expansionniste, voire maximaliste qui plonge ses racines dans l’histoire américaine. Je pense notamment au président Theodore Roosevelt (au pouvoir de 1901 à 1909), qui était dépeint comme un homme fort. Cela parle au public américain, à qui ces discours s’adressent en premier lieu. Donald Trump veut s’inscrire dans cette histoire longue de l’hégémonie américaine.

Dans ce contexte, les intérêts économiques de ces trois pays vont être particulièrement sous tension. On a vu ce qu’il a annoncé en novembre concernant une hausse des tarifs douaniers avec le Canada.

« CELA S’INSCRIT DANS UN RÉCIT VISANT À RIVALISER AVEC LA RUSSIE ET LA CHINE »

Pour le Groenland, Trump et son administration sont très intéressés par les terres rares que recèle ce pays constitutif du Danemark.

Ses déclarations sur le Panama, elles, s’adressent directement au compétiteur chinois, pour qui le canal constitue une voie cruciale d’échanges commerciaux.

Tout cela s’inscrit dans un grand récit qui vise à rivaliser avec les deux compétiteurs stratégiques des États-Unis : la Russie et la Chine. L’influence américaine dans sa sphère traditionnelle, l’Amérique latine, est fortement challengée par ces deux pays.

Enfin, d’un point de vue rhétorique, il faut comprendre que ce que l’on reproche à Trump, son fameux slogan « Make America Great Again », ne serait pas cohérent s’il n’entrait pas concrètement dans une politique expansionniste.

QUE PENSER DE SA RELATION AVEC LA « BIG TECH » ? QUAND MARK ZUCKERBERG ANNONCE RÉDUIRE LA MODÉRATION DES RÉSEAUX DE META, OU QUAND ELON MUSK INTERVIENT DANS LES AFFAIRES INTÉRIEURES DU ROYAUME-UNI ET DE L’ALLEMAGNE, AGISSENT-ILS COMME DES « PROXYS » DE DONALD TRUMP ?
 
C’est le cas pour Elon Musk, mais pas nécessairement pour Mark Zuckerberg.

Pour ce dernier, l’idée est de se rallier à Trump pour sauver sa plateforme, d’entrer dans le giron du nouveau président, comme Musk et l’ensemble des patrons de la big tech, afin de peser face à des institutions internationales comme l’Union européenne qui pourraient menacer leurs groupes. C’est le principal objectif de Zuckerberg, qui n’est plus du tout le créateur de Facebook des années 2000 et 2010 proche des démocrates. C’est un changement de pied, un changement idéologique. Les dirigeants de Meta ne sont plus des « woke » californiens, ce sont des techno-nationalistes, comme Elon Musk. Les affaires avant tout : Facebook et X n’ont pas des modèles économiques très performants, leur rentabilité est très fluctuante.

De son côté, Elon Musk agit certes comme un proxy de Donald Trump, mais avant tout comme un proxy de lui-même. On lui reproche d’être techno-nationaliste, mais même l’administration Biden l’était, dans le contexte actuel de rivalité économique cruciale, voire cruelle.

« LES OUTILS DE LA TECH VIENNENT D’ABORD SERVIR LES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES DE LA TECH »

Musk soutient le courant international de nationalisme blanc cher à Trump, et s’efforce de créer une véritable « internationale » autour de ces idées. Mais les outils de la tech viennent d’abord servir les intérêts économiques de la tech.

Un prochain mouvement sera intéressant à observer : ce que Musk va faire vis-à-vis de ses propres intérêts en Chine. S’il veut être d’accord avec Trump dans sa fermeté face à ce pays, cela pourrait menacer ses usines sur place.

Ce que l’on peut dire pour l’instant, c’est ce que la campagne électorale américaine a montré : la puissance financière est aujourd’hui dans les mains de Musk et de ses partisans. Ce n’est pas l’intérêt de Trump d’aller contre.

LES PAYS DE L’OTAN SONT-ILS PRÊTS À PORTER LEUR BUDGET DE DÉFENSE À 5% DU PIB COMME LE DEMANDE DONALD TRUMP ? DANS LE CAS CONTRAIRE, PEUT-ON REDOUTER UN DÉSENGAGEMENT AMÉRICAIN DE L’ALLIANCE, NOTAMMENT FACE À LA RUSSIE ?
 
Ce qui est préoccupant, c’est que les Européens ne sont pas prêts par rapport à cette question. Il n’y a toujours pas de voix uniforme en Europe quant à la réponse à donner à cette demande d’augmentation.

Quand on voit l’état budgétaire de plusieurs pays, ce qui est à craindre c’est, là encore, la pression maximale que Donald Trump va mettre. Si les Européens ne le suivent pas sur cette demande budgétaire, Trump va essayer de négocier autre chose, comme être le seul maître à bord de l’OTAN, ou leur faire accepter certains volets de négociation portés par les États-Unis. Mais Trump n’est pas encore très au clair là-dessus.

Entre la Russie et l’Ukraine, le fait d’avoir un conflit gelé pour quelque temps n’est pas à exclure, même si le candidat Trump a dit vouloir le régler en 24 heures. En tant que président, une fois aux affaires dans le Bureau ovale, il a quand même quelques conseillers qu’il écoute plus ou moins. Avec ces nouveaux conseillers choisis de longue date, de tendance techno-nationaliste ou issus de la droite religieuse, il nous reste encore à voir ce qu’il va faire concrètement.

« LE BUT DE TRUMP EST DE DIVISER LES EUROPÉENS »

Par le passé, Donald Trump a déjà rétropédalé sur certains points. Là, nous sommes encore dans la construction de son récit hégémonique. Par cette communication stratégique, son objectif premier est de porter une pression maximale. Il peut paraître surprenant de parler de communication stratégique quand on évoque Donald Trump, mais ce n’est pas le cas : on appelait Ronald Reagan (président de 1981 à 1989) « le communicant en chef », et aujourd’hui, Trump donne l’impression de s’inscrire dans cette ligne.

Côté européen, ce qui est dommage c’est que rien n’est préparé. Le but de Trump est de diviser les Européens, pas forcément au sein de l’OTAN, mais au sein de l’Union européenne même.

Si Trump et Musk poussent le dissensus en Europe, ce qui est à craindre, c’est un renforcement du discours de dirigeants qui poussent à moins d’UE. Le dissensus crée du brouillage informationnel, ce qui permet certes à tout le monde de travailler derrière, mais surtout à Trump d’occuper le terrain médiatique dans le monde entier.

La priorité des menaces pour les États-Unis, c’est la Chine, pas la Russie. Poutine n’est pas l’ennemi à abattre, c’est simplement un compétiteur stratégique.

En Europe, dans notre paradigme, nous avons tendance à oublier comment se sont bâtis certains empires : Vladimir Poutine est impérialiste, Xi Jinping aussi, alors pourquoi Donald Trump ne le serait-il pas ?

Pour aller plus loin : https://www.irsem.fr/equipe/quessard.html