Le terme de « forces morales » a surgi dans la parole publique, jusqu’à devenir le thème du 14 juillet 2023. C’est un concept essentiel pour la conduite des guerres dans lequel il faut distinguer la part de l’esprit et du collectif.
Parmi les effets collatéraux de la guerre en Ukraine, il en est un qui, pour sémantique qu’il puisse paraître, recouvre une question de fond. Le terme de « forces morales » a surgi dans la parole publique, jusqu’à devenir le thème du 14 juillet 2023. Son usage est ravivé par le contexte national et international. La réaction à l’offensive russe illustre en effet le rôle capital de l’esprit de défense de la société ukrainienne et de la force morale de son armée. De son côté, la France se voit questionnée dans sa cohésion nationale par de multiples facteurs. « Tout pays divisé contre lui-même est une proie facile pour ses voisins[1]. »
Le vocable de forces morales semble remplacer avantageusement celui de résilience, après que l’année 2020 a vu la France « en guerre » face à un virus dénué de volonté propre. Or la résilience repose sur « la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics, à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeure[2] ».
Une volonté commune résulte du tressage des volontés individuelles, qui ne se décrète pas ex nihilo, mais nécessite un socle culturel commun[3]. Moteur psychologique de la résilience nationale, l’esprit de défense peut être défini comme l’état de conscience d’une société qui conditionne la convergence des volontés individuelles dans une volonté commune permettant d’affronter collectivement toutes menaces.
Il se différencie des forces morales militaires, définies comme « la capacité psychologique, individuelle et collective, adossée à l’aptitude physique, à l’équilibre physiologique et au sens donné à l’action, qui permet de remplir la mission en surmontant les difficultés et en prenant l’ascendant sur l’adversaire[4] ». Ces dernières incluent l’exorbitant pouvoir de donner la mort, la perspective de la recevoir et la certitude de la côtoyer.
« Toute forme d’organisation militaire est l’expression de l’ordre social dont elle émane[5]. » De même, l’ardeur au combat d’une armée est intimement mêlée à la psyché collective de la société qu’elle protège. L’une comme l’autre reposent sur la même question fondamentale : Pour quoi serions-nous prêts à mourir ? Question que la plupart des Français n’ont jamais eu à se poser, dans la paix d’un quotidien où la mort est largement évacuée.
Pour mieux appréhender l’aspect crucial des forces morales en temps de guerre, il est naturel de revenir à leur acmé française, durant la Première Guerre mondiale. Mettant en valeur un ordonnancement de l’individu au collectif, cet examen permet de discerner ensuite les réalités physiologiques, psychiques et métaphysiques que recouvre la notion de force morale, puis de les rapporter à notre époque.
De l’individu au collectif, « défendre » est un état d’esprit qui repose sur une volonté commune, agissant sur trois axes : capacitaire, conceptuel et moral.
Avant 1914, la volonté politique d’effectuer une guerre courte se décline dans une doctrine militaire offensive, visant à bousculer l’ennemi. La psyché collective française est alors caractérisée par un fort esprit de revanche, allant de pair avec un patriotisme qui dépasse les clivages politiques. La nation est une âme, selon Renan. La matrice culturelle catholique irrigue encore la société. Le terme « forces morales » connaît un emploi sommital en 1916.
Les réflexions du maréchal Foch se distinguent par une approche qui va de la théorie clausewitzienne jusqu’au niveau du combattant, en passant par la bataille, « argument de la guerre ». Clausewitz a conçu le modèle de la « paradoxale trinité » : la guerre est la confrontation de deux sociétés articulées en trois pôles : le peuple, l’armée et le gouvernement. Elle repose sur la force morale des sociétés, car elle est un « acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté[6] ». Les gouvernements négocient par le biais rationnel de la diplomatie, les armées incarnent la volonté collective, les sociétés confrontent leur hostilité émotionnelle.
Foch distingue trois grandes capacités militaires qui permettent de dominer l’adversaire : forces matérielles, conceptuelles et morales. Il est inspiré par de nombreux penseurs, dont Émile Durkheim, qui écrit : « L’éducation […] a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux[7]. » Le maréchal, de son côté, stipule que dans la guerre, « la donnée la plus importante du problème […] celle qui anime le sujet, le fait vivre : [c’est] l’homme, avec ses facultés morales, intellectuelles, physiques[8]. » Cette acception de l’individu est aujourd’hui affinée, en termes d’équilibre psychologique, par le triptyque comportemental, rationnel, émotionnel.
Ces trois niveaux de conceptualisation permettent de passer de l’échelle individuelle à l’échelle nationale par correspondance des pôles rationnels, émotionnels et comportementaux :
© Louis-Joseph Maynié, La Paradoxale trinité du combat, place des forces morales dans les pensées du maréchal Foch et du général de Grandmaison, Martin Motte, M2 SHS, EPHE, 2023.
Ce système fait apparaître une configuration sociale idéale en cas de guerre. Trois axes garantissent la solidité du système.
L’axe du pouvoir est l’axe socio-technique qui concrétise un outil militaire efficace, correspondant aux ambitions politiques.
L’axe du savoir est l’axe socio-politique qui prépare l’outil militaire, depuis les buts de la guerre jusqu’au savoir-faire élémentaire.
L’axe du vouloir est l’axe psycho-social qui met en relief l’indispensable communauté de valeurs dans la société.
S’il n’est pas l’unique clef de la victoire, l’axe du vouloir désigne la part spirituelle de l’homme, « instrument premier du combat », qui le fait acteur et réceptacle des forces morales.[9]
L’équilibre individuel dans un univers de violence
« La guerre exaltera toujours en l’homme ce qui en lui relève de l’ange – ses ressorts les plus nobles, le courage, le mépris de la mort – et ce qui relève de la bête – ses instincts bestiaux, la peur, la lâcheté. C’est un combat intérieur[10]. »
La guerre lie combat entre les hommes et combat à l’intérieur de l’homme. Il s’agit d’y conserver « une âme guerrière, maîtresse du corps qu’elle anime[11] », en contrôlant sa bestialité. Mais il faut aussi y préserver son équilibre physiologique : qui fait l’ange, fait la bête.
Tous les soldats connaissent la peur : « L’effort de titan […] contre la terreur, […] demandé à la bête humaine pour […] marcher contre une autre bête humaine[12]. » Cette émotion a un seuil utile qui optimise l’action en conservant la raison. L’interaction entre émotions et raison se produit dans le cerveau.
Le cerveau émotionnel, ou limbique, régit le bien-être psychologique et une grande partie de la physiologie. Il gère la survie et l’état d’homéostasie qui nous maintient en vie, selon Claude Bernard. [13]
Le cerveau rationnel, ou néocortex, prend en charge l’attention, l’inhibition des pulsions et des instincts, la gestion du comportement moral, selon Damasio. Il est une composante essentielle de notre humanité[14].
Cet équilibre psychologique définit le comportement humain et explicite les forces morales. En guerre, tuer est une condition de survie de l’individu autant que de la patrie, laquelle peut justifier le sacrifice suprême que l’instinct refuse. Cette dialectique intérieure tient dans la formule : « Il faut que l’amour finisse par tuer le Moi, sinon c’est le Moi qui finit par tuer l’amour[15]. »
Amour du pays, le patriotisme s’enracine dans l’amour de ses proches. Il fait, selon Foch, le socle des forces morales et différencie le soldat du mercenaire. Mais sous la mitraille : « Je pense aux stupidités que nous avons apprises […] sur le Patriotisme […] maintenant […] il n’y a plus rien que les faits, et la mort, et la souffrance[16]. » La patrie tient dans son camarade qui incarne la philia, amour dévouement, face à Thanatos, la pulsion de mort.[17]
Ainsi, quatre champs permettent d’agir sur la force morale du soldat. Le champ physique vise à renforcer les corps. Le champ physiologique vise à préserver l’équilibre somatique. Le champ psychologique vise à garantir des esprits résistants et résilients. Enfin, le champ métaphysique recouvre le sens donné à l’action du soldat[18].
Confrontation à la modernité
En 1908, le lieutenant-colonel de Grandmaison décrit la zone de mort comme l’espace où le combattant est soumis constamment à la pression psychologique de la mort, qui le met en hypervigilance et l’épuise. Il considère que les progrès effectués par l’armement sont tels qu’il n’est plus possible d’y soustraire les soldats. Pourtant, focalisé sur l’armement individuel, il sous-estime complètement le rôle de l’artillerie, ne prévoyant pas les déluges de feu à venir.
En 1914, en fait de guerre courte, la France connaît la Grande Guerre. Mal commencée, stabilisée au prix du sang, elle exacerbe l’emploi du feu sur des troupes enterrées et confronte l’individu à un paroxysme de puissance annihilatrice qui sature ses capacités cognitives. Un siècle plus tard, les sociétés modernes ont vu la guerre et la mort s’éloigner de leur quotidien. Un niveau de confort inégalé fait voir en la technologie la source de tout progrès. Or, l’être humain, pour progresser physiquement et intellectuellement, doit passer par l’effort et l’application répétée de sa volonté dans la durée. Cet usage de la volonté le grandit moralement. Ainsi le progrès technologique, réduisant l’effort par le confort, va de pair avec une réduction des forces morales.
En 2024, les capacités de frappe ont gagné en puissance, en allonge et en précision, démultipliant la zone de mort. Elles imposent la dispersion des combattants, réduisant l’effet bénéfique de la philia. D’autre part, les drones sont devenus synonymes de mort imminente. Les récits du conflit ukrainien font état de la psychose que génère leur simple survol d’une position. Pire encore, certaines vidéos montrent des opérateurs de drones suicides jouer avec l’adversaire comme un chat avec une souris, avant de le tuer. Un tel homme est-il encore un soldat, ou un tueur dont les mauvais instincts ont insidieusement pris le dessus ?
Faire des jeunes citoyens des soldats « à la hauteur des chocs futurs » est donc une gageure pour les armées. Il s’agit de tirer le meilleur d’une jeunesse en prise avec la modernité, dont une part exprime une réelle demande de sens[19]. Dans ce registre, la récente étude d’Anne Muxel[20] souligne que 57 % des jeunes Français sont prêts à s’engager en cas de guerre. Cependant, comme la sociologue le souligne elle-même, déclarer n’est pas agir. Si l’intention prime, sa réalisation repose sur l’exercice répété de volonté dans la durée, de la première confrontation à ses limites physiques, jusqu’à la potentielle rencontre avec une mort jamais croisée auparavant.
Conclusion
En fait d’opération spéciale, la Russie est enlisée en Ukraine. La technologie n’a pas rendu la guerre moins meurtrière ou plus humaine. Au contraire, la zone de mort s’est faite omniprésente. Alors que les progrès technologiques amenuisent au quotidien la force morale des citoyens, ils en requièrent un surcroît sur le champ de bataille. C’est donc une équation complexe qui se fait jour entre forces morales et modernité. Il est inenvisageable d’entrer en guerre sans disposer du triptyque technologies / forces conceptuelles / forces morales. À l’aune des réalités sociales et économiques de notre temps, c’est une recherche d’équilibre entre ces trois facteurs qui doit guider la mise en œuvre de l’adage multiséculaire « si vis pacem, para bellum ».
Louis-Joseph Maynié, officier de l’armée de terre
[1] Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 357.
[2] Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale, 2008.
[3] Louis-Joseph Maynié, La Paradoxale trinité du combat, place des forces morales dans les pensées du maréchal Foch et du général de Grandmaison, Martin Motte, M2 SHS, EPHE, 2023.
Source : Revue CONFLITS
01/09/2024
Article paru dans le n°53 de Conflits