LU POUR VOUS

Des coups et des douleurs

LU POUR VOUSDes coups et des douleurs

Nous sommes le 6 octobre 1973 à 14h00, l’armée égyptienne déclenche l’opération Badr. En  quelques heures, cinq divisions d’infanterie égyptienne précédées de bataillons de commandos franchissent le canal de Suez, dépassant les fortins de la ligne Bar Lev et établissent une tête de pont. La surprise est totale du côté israélien et les contre-attaques terrestres ou aériennes butent sur les défenses antichars installées au-delà du canal et les défenses anti-aériennes restées en deçà. 

Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette petite tête de pont est l’unique objectif stratégique égyptien. Malgré les échecs tactiques qui vont suivre et la contre-attaque israélienne sur le sol africain, la victoire initiale et le maintien jusqu’au bout de ce gage territorial suffit à l’Égypte pour sauver son honneur et accepter d’engager des négociations. Quatre ans plus tard Anouar al-Sadate est en Israël pour parler de paix.
 

Ouvrir la boîte du chat

On en sait maintenant un peu plus sur les intentions ukrainiennes dans leur offensive dans la province russe de Koursk. Une telle opération pouvait consister en un grand raid, visant à détruire et ébranler autant que possible les forces et le pouvoir russe avant de revenir en Ukraine, ou en une opération de conquête de territoire. L’ampleur des moyens déployés, le temps passé, le plan de cloisonnement du district de Glushkovo par la destruction des ponts précédant très probablement une nouvelle attaque ukrainienne de ce côté, semblent indiquer le choix de la seconde option.

Pour être plus précis, on s’oriente visiblement vers une opération de conquête limitée visant à prendre une zone suffisamment pour être significative stratégiquement, il faut alors compter en milliers de km2, et défendable opérationnellement, c’est-à-dire s’appuyant sur des défenses naturelles, comme la rivière Seym, et des retranchements, tout en étant, comme les Égyptiens en octobre 1973, dans la bulle de protection et d’appui de la défense aérienne et de l’artillerie à longue portée avec par ailleurs des lignes logistiques relativement courtes et protégées. La poche actuellement tenue, plus celle à venir du district de Glushkovo entre la frontière et la Seym, correspond déjà à ces critères. Elle peut encore être étendue, mais sans doute pas beaucoup plus, la phase fluide du combat de manœuvre commençant à faire place à la création d’une ligne de front avec l’engagement des renforts russes.

Il est ainsi très peu probable, et sans doute pas souhaitable, que les Ukrainiens aillent très au-delà de la zone actuelle en direction de Koursk par exemple ou même de la centrale nucléaire de la province. En stratégie comme dans beaucoup d’autres choses, il faut savoir où s’arrête ce qui suffit. Avancer par exemple jusqu’au Koursk, une cinquantaine de kilomètres au-delà de la ligne de contact actuelle, nécessiterait d’augmenter encore le nombre de brigades engagées afin de maintenir une densité minimale de force. Il ne faudrait pas se contenter en effet d’une flèche en direction de la capitale de la province, mais bien d’avoir une poche suffisamment large pour écarter les menaces d’attaque de flanc ou simplement les frappes sur un axe logistique unique. Il faudrait deux fois plus de brigades qu’actuellement déployées pour tenir cette zone, ce qui paraît difficile lorsqu’on combat déjà en flux tendus, pour finalement arriver devant une ville de plus de 400 000 habitants dont la saisie demanderait sans doute encore plus de forces et de temps. Tout cela nécessiterait également le déplacement en Russie de tout l’échelon d’appui d’artillerie et de défense sol-air avec les contraintes qui cela implique. Beaucoup d’efforts incertains – pour rester dans l’exemple de la guerre de 1973 on rappellera la grande erreur égyptienne d’engager les deux divisions blindées de réserve en avant de la zone tenue – pour des gains stratégiques qui ne seraient pas en proportion. La plupart de ces gains stratégiques ont déjà été obtenus et contrôler 4 000 ou 6 000 km2 au lieu des 2 000 qui peuvent être espérés à court terme ne les multiplierait pas par deux ou trois.

Ceux-ci sont déjà considérables et d’abord politiques. On les a déjà évoqués dans le dernier billet, ils n’ont pas changé. Comme un gros chat de Schrödinger, considéré comme à la fois vivant et mort avant qu’on découvre son état réel en ouvrant sa boîte, Poutine pouvait être considéré à la fois comme extrémiste et timoré face à la perspective de déclarer la guerre. Après quelques jours de sidération, comme chaque fois qu’il est surpris, Vladimir Poutine a finalement montré qu’il avait finalement plus peur des réactions internes à une mobilisation guerrière que des Ukrainiens.

Il n’y a que deux emplois possibles de la force légitime, la guerre et la police. Poutine a choisi de qualifier l’opération ukrainienne d’« attaque terroriste » et d’en confier la gestion a des siloviki – les hommes des services de renseignement et de police – plutôt qu’à de vrais généraux. Ce sont pourtant les régiments et brigades déployés en urgence à Koursk qui colmatent vraiment la brèche et s’efforcent de cristalliser une nouvelle ligne de front en défendant toutes les localités.

Cette attaque terrestre ukrainienne a testé aussi la population russe, en particulier celle, très majoritaire, des « épargnés » de la guerre. De ce côté-là, on assiste logiquement plutôt à un réflexe patriotique de soutien aux défenseurs de la patrie, mais c’est un soutien passif. Comme le soulignait la sociologue Anna Colin-Lebedev, le contraste avec la réaction de la population ukrainienne aux attaques russes en Crimée et dans le Donbass en 2014-2015 est saisissant. On n’assiste pas par exemple à la formation spontanée de bataillons d’autodéfense à la frontière avec l’Ukraine, la faute à une longue stérilisation politique et un transfert complet et admis de l’emploi de la force aux services de l’État. Pas de révolte à attendre non plus de ce côté-là, ce que par ailleurs personne n’attendait sauf peut-être justement en cas de mobilisation générale, ce dont Poutine n’a pas voulu, ce qui constitue peut-être l’enseignement majeur de cette opération.

Pas de surprise non plus pour les Ukrainiens du côté des Alliés occidentaux placés devant le fait accompli d’emploi de leurs armes et équipements sur le sol russe. Cet emploi n’a pas, comme c’était prévisible, provoqué la foudre russe sur le territoire des pays fournisseurs, et ceux-ci sont obligés de suivre. On n’imagine pas en effet de se ridiculiser en demandant le retour immédiat des véhicules Marder allemands ou Stryker américain, voire VAB français, sur le sol ukrainien ou d’interdire d’utiliser les lance-roquettes HIMARS ou les bombes AASM après leur démonstration d’efficacité contre les forces ennemies sur le sol russe. C’est une autre évolution considérable qui peut, en liaison avec la décision américaine de fournir également des missiles air-sol à longue portée, peut doper la campagne de frappes ukrainienne.

Au regard de cette impuissance russe de matamore, on ne peut au passage n’avoir que des regrets sur la faiblesse de notre attitude face à la Russie depuis des années et particulièrement juste avant la guerre en 2022. On ne parlait que de « dialogue » comme attitude possible face à la Russie dans nos documents possibles, affublé parfois de « ferme », mais timidement parce qu’on avait supprimé tous les moyens qui permettaient de l’être. Nous avons cru la Russie forte et nous nous savions faibles, nous avons donc été lâches et longtemps encore après que la guerre a commencé. Pour paraphraser Péguy, nous avons expliqué que nous voulions conserver nos mains pures pour cacher que nous n’avions plus de mains.

L’autre nouveauté stratégique de cet été est effectivement la montée en puissance des frappes en profondeur ukrainiennes. On rappellera qu’on peut catégoriser les frappes venues du ciel en trois missions : appui immédiat en avant des troupes de manœuvre (celles que préfèrent les soldats au sol) ; interdiction sur l’arrière de la ligne de front et enfin destructions de cibles militaires ou civiles d’intérêt militaire dans la grande profondeur, comme par exemple les raffineries russes ou inversement le réseau électrique ukrainien. Les plus productives, notamment pour déjouer la stratégie de pression et d’étouffement russe sont les frappes d’interdiction, sur les bases, dépôts, postes de commandement, en clair tout le réseau arrière permettant aux forces de manœuvre de fonctionner.

Desserrer l’étouffement

L’instrument premier de la campagne de frappe ukrainienne est constitué la flotte de drones à longue portée de plus en plus perfectionnée et de plus en plus nombreuse qu’ils ont su se constituer de manière autonome. On serait bien avisé d’ailleurs de s’en inspirer, nous qui fondons notre capacité de frappes en profondeur uniquement sur nos puissants, mais rares chasseurs-bombardiers. L’inconvénient principal des drones est qu’ils ne peuvent porter une charge explosive très élevée, ce qui limite leur emploi à des cibles peu protégées. Heureusement pour les Ukrainiens, et c’est une nouvelle source d’étonnement, les Russes n’ont toujours pas bétonné leurs bases aériennes et beaucoup d’autres objectifs sensibles sur leurs arrières. Ils se sont contentés pour l’essentiel d’éloigner autant que possible ces objectifs de la ligne de front, ralentissant ainsi les opérations, et de les protéger par un peu plus de défense aérienne, ce qui absorbe des ressources précieuses au détriment de la ligne de contact. On assiste donc depuis quelque temps à quelques coups très réussis, comme sur les bases de Mourmansk ou de Marinovka, ou encore les dépôts de carburant de Proletarsk et le ferry Congo trader de transport, là-encore spécialisé dans le transport de carburant.

Tout semble indiquer une volonté ukrainienne d’éviter autant que possible d’attaquer sur le front difficile du Donbass pour privilégier partout ailleurs les raids ou parfois conquêtes terrestres et les frappes, ce que j’appelle « la guerre de corsaires ». C’était un peu la stratégie athénienne face à Sparte durant la guerre du Péloponnèse ou la stratégie romaine durant la Seconde Guerre punique après avoir vainement tenté de vaincre Hannibal sur le champ de bataille. On rappellera cependant que cette stratégie périphérique est très rarement décisive en soi et parfois même désastreuse. Si les enthousiastes peuvent comparer l’opération Triangle blanc à Koursk au débarquement d’Inchon en septembre 1950 pendant la guerre de Corée, les sceptiques peuvent évoquer de leur côté l’expédition athénienne en Sicile en – 415 ou l’établissement d’un camp fortifié à Diên Biên Phu fin 1953 après de nombreuses opérations aéroportées ou amphibies françaises très réussies (l’expression « guerre de corsaires » vient de là).

Il y a toujours aussi le risque que l’ennemi contre défensivement cette stratégie ou adopte la même. Ce n’est pas vraiment l’échec de l’expédition de Sicile qui a engendré la défaite d’Athènes onze ans plus tard, mais la création d’une flotte spartiate et la défaite navale d’Athènes à Aigos Potamos. Privée de flotte, Athènes s’est retrouvée définitivement impuissante face au siège spartiate. Logiquement, la Russie devrait désormais – aurait dû en réalité depuis longtemps – lignemaginotiser sa frontière, y installer un commandement militaire spécifique avec un étagement de forces d’active ou rapidement mobilisables, et des réserves de théâtre. Elle devrait faire couler du béton autour de toutes les cibles possibles ou les enterrer ou les deux et les hérisser des défenses antiaériennes multicouches et dans l’immédiat plutôt à basse et moyenne altitude, un peu comme lorsqu’ils ont protégé le Nil en 1970 face à la campagne aérienne israélienne ou contribué à la défense du Tonkin sensiblement à la même époque face aux Américains. Le fait que cela n’ait pas été fait alors que la guerre dure depuis plus de deux ans ne cesse d’étonner et témoigne quand même des profonds dysfonctionnements de ce régime à la fois corrompu, hypercentralisé et paranoïaque. Le Politburo soviétique était beaucoup plus efficient et réactif.

En attendant, la guerre de corsaires à l’ukrainienne a de beaux jours devant elle, multipliant les coups afin d’user l’adversaire et de remonter le moral de tous à coups de communiqués de victoires. Pour autant, pour gagner vraiment une guerre il faut livrer des batailles et planter des drapeaux sur des villes et on attend les Ukrainiens surtout dans le Donbass. Il y a peut-être à cet égard un espoir même si les dernières nouvelles dans la région de Toretsk et de Pokrovsk ne sont pas bonnes.

Il faut se rappeler du sentiment dominant à l’été 2022 alors que les villes de Severodonetsk et de Lysychansk venaient d’être prises par les Russes après des mois de combats acharnés. Tous les pro-russes de France et de Navarre (re)chantaient victoire ou demandaient la reddition des Ukrainiens « pour abréger leurs souffrances (et nos dépenses) ». Les choses paraissaient en effet inéluctables devant les multiples et inexorables attaques de grignotage russes. Et puis, les Russes se sont arrêtés d’un coup, victimes d’épuisement alors que de l’autre côté les forces ukrainiennes montaient rapidement en puissance grâce à un effort particulier de mobilisation et l’apport occidental, avec à l’époque l’apport d’une artillerie occidentale. On avait alors assisté à un croisement des courbes stratégiques chères au général Svetchine, l’idole du sacro-saint art opératif soviétique, qui a duré jusqu’aux victoires spectaculaires dans les provinces de Kharkiv et de Kherson jusqu’à la fin du mois de novembre, jusqu’à ce que survienne un nouvel équilibre du fait des adaptations russes dans l’urgence.

J’ai le sentiment, mais peut-être s’agit-il simplement d’un biais optimiste, qu’à force d’efforts à l’avant et d’usure à l’arrière les Russes commencent un peu à atteindre leur point culminant face à la réorganisation des forces ukrainiennes aidées à nouveau puissamment par les Occidentaux, les Américains en premier lieu. La prise de Pokrovsk par les Russes serait effectivement une catastrophe, mais elle n’est sans doute pas près d’arriver. Pour autant, il faudra bien un jour que les Ukrainiens gagnent à nouveau des batailles offensives dans la région s’ils veulent gagner la guerre, et ça non plus cela ne semble pas près d’arriver. Pour conclure sensiblement de la même façon depuis des mois, il faudra sans doute attendre 2025 et peut-être 2026 pour voir quelque chose qui ressemble à une victoire pour l’un des deux camps puis, mettons les choses dans l’ordre, des négociations de paix. Peut-être.

Michel GOYA

Source : La voie de l’épée
24/08/2024