« Vos Altesses Royales,
Mesdames et Messieurs les chefs d’État et de gouvernement,
Mesdames et Messieurs en vos grades et qualités,
Chers vétérans,
Mesdames et Messieurs,
Ici, il y a 80 ans jour pour jour, ces hommes ont tout défié pour libérer notre sol, notre Nation. Ici, ils ont défié les éléments, la houle, le ciel bas, le vent qui battait les falaises. Ici, ils ont défié les certitudes.
Hitler affirmait que l’Atlantique était un mur. Lames déchirantes pour éventrer les barges, poutres reliées à des explosifs, barrières antichars, barbelés, pieux, mines, plus de 500 000 obstacles avaient été déployés sur ce front de mer. Partout, des blockhaus, des casques, des batteries d’artillerie à fleur de dunes, hérissées de métal par le maréchal Rommel.
Ici, ils ont défié la mort. La tentative de débarquement sur les plages de Dieppe à l’été 1942 avait tourné au massacre. Un mois plus tôt, lors d’une répétition du D-Day sur les plages d’Angleterre, l’attaque de deux navires de la Kriegsmarine avait provoqué près de 800 morts chez les Alliés. Et pourtant. Pourtant, il se trouva des femmes et des hommes, voilà 80 ans, pour rejoindre les combattants français de l’outre-mer et de Londres, pour faire jonction avec la résistance française de l’intérieur, pour libérer la France. L’ennemi nazi, absorbé à l’Est par les unités de l’Armée rouge, harcelé à l’Ouest par le patient travail de la résistance intérieure et extérieure, pouvait vaciller. En mai 1942, le résistant français René Duchez, embauché comme tapissier à la kommandantur de Caen, subtilisa les plans des fortifications de la côte normande entre Cherbourg et Honfleur, que le colonel Rémy a ensuite transmis à Londres. Pendant des mois, on prépara en Grande-Bretagne des leurres, chars gonflables, canons en bois, uniformes fictifs, messages radio fantômes, pour alimenter l’idée d’un débarquement en Norvège et dans le Pas-de-Calais. Sous le couvert de la plus ambitieuse opération de renseignement et d’intoxication de l’histoire, l’opération Overlord se préparait dans l’ombre et le secret et amassait face au plus grand limes militaire jamais bâti, la plus vaste armada de tous les temps.
Il y a 80 ans, la nuit du 5 au 6 juin 1944, marque le surgissement de l’impossible au milieu de l’implacable. Derrière nous, la Manche, à perte de vue, noire, opaque. Face à elle, dans l’ombre immobile, la France, endormie dans la nuit de la défaite de 40 ; l’Europe prostrée dans la faillite des démocraties face au nazisme, et où cependant veillent, inlassables, les lueurs de la Résistance.
Dans la nuit, l’ordre du général Eisenhower tombe : “Let’s go !” Les bombardements commencent. 23 000 parachutistes alliés se jettent dans la nuit, de la gueule ouverte de 800 avions, sans hésiter, comme portés, étreints de l’évidence que ce jour-là, sauter sur Sainte-Mère-Eglise, c’est sauter dans l’Histoire. Une forêt de barges, cuirassés, croiseurs, destroyers, les mâts et les palans des transports de matériel lourd derrière eux glissent vers la France. À bord, les hommes sont serrés, épaule contre épaule. Beaucoup sont pâles et l’on ne sait pas si cette pâleur est le mal de mer ou les messages d’adieu qu’ils ont pliés dans la poche de leur uniforme. Des mots griffonnés à la hâte où se lit tout ce qui les attache à une femme aimée, un vieux père, parfois un enfant. Face à eux, un rivage que personne ou presque n’a jamais vu et qui sera peut-être la dernière chose qu’ils verront.
Les États-Unis sont là, 55 000 Américains qui font cap sur Utah et Omaha Beach, Omaha la sanglante. Ils ont traversé l’océan pour sauver un continent qui n’est pas le leur, mais parce que cette cause est la leur. Le Royaume-Uni est là avec 73 000 soldats sous ses couleurs, tournés vers Gold et Sword Beach, et parmi eux, dans sa grande tenue de cornemuse d’Ecosse, Bill Millin, qui tient sous son bras l’instrument dont il a pour mission de jouer pour galvaniser l’assaut. Le Canada est là, 21 000 hommes, tous volontaires sur le point de se lancer à l’assaut de Juno Beach. De minute en minute, ils voient grandir à l’horizon cette lame de sable qui, pour certains, est la terre de leurs ancêtres, partis de France il y a des siècles pour le Québec ou l’Acadie. Les Français aussi sont là. 177 hommes du commando Kieffer, qui s’apprêtent à débarquer sur la plage de Sword Beach les premiers, car les barges transportant les commandos britanniques leur laissent, ultime élégance, quelques mètres d’avance pour qu’ils touchent les premiers le sol de leur patrie. Et je pense à eux en ce jour; à Léon Gauthier et à ceux de Ouistreham.
Le ciel est sillonné par des escadrilles pilotées par des Américains, des Britanniques, des Canadiens, des Français, des Grecs, des Belges, des Norvégiens, des Polonais, des Danois, des Tchécoslovaques, des Néerlandais, des Sud-Africains, des Néo-zélandais ou encore des Australiens. Les 150 000 débarqués du jour J ne parlent pas la même langue. Ils n’ont ni le même drapeau, ni le même uniforme. Ce qu’ils ont en commun, c’est leur volonté de libérer l’Europe du joug de la tyrannie nazie, de rapporter la certitude de vivre dans un monde libre. C’est une certaine vision de l’homme digne et libre. Oui, ce qu’ils portent, c’est la liberté réinventée au péril de leur vie. Ce qu’ils ont en commun, c’est l’aube fragile et l’aurore sanglante. Ce qu’ils ont en commun, c’est l’angoisse et la gloire, c’est le sable et le sang qui seront tout leur or et leur pourpre. Nous pensons à eux tous avec reconnaissance.
À ces hommes qui avaient 17, 18 ans, 20 ou 40 qui ont posé leur fourche quelque part dans le Minnesota, dans le Kent ou dans l’Aubrac, pour prendre le fusil. À ceux que la mer a ensevelis, ceux qui sont morts fronts contre terre. Ceux qui ont été criblés de balles en plein ciel. À ceux qui ont survécu. À ceux qui sont là aujourd’hui. À vous, qui nous racontez comment vous vous êtes jetés dans la mer avec des sacs de 30 kilos, comment vous avez gravi la plage sous la mitraille, pris les talus, bravé les mines dans les dunes, assaillit la falaise pour détruire les batteries à leurs sommets, marchant, marchant toujours, car derrière vous, une nouvelle vague de débarqués se déversait déjà sous les obus. Vous, qui nous racontez un peu des vies des 10 000 de vos camarades tombés ce jour-là, morts ou blessés, les cadavres flottant sur les eaux, ballottés par les vagues, avancer malgré tout, au milieu d’une écume rouge. Le courage n’est pas de connaître la peur, de l’ignorer. Le courage est d’avoir peur et d’avancer quand même.
C’est le chant des GI dans leurs avions, le visage noirci au bouchon brûlé, prêt à sauter et qui entonne » It’s a long way to go « . C’est ce fameux Bill Millin marchant au rythme de sa cornemuse sur Pegasus Bridge tandis que les Allemands le tiennent en joue, sidérés, sans oser tirer sur un fou. C’est Léo Major, le tireur d’élite canadien devenu légendaire pour avoir fait sauter un bunker, saisi un char allemand et plus tard fait 93 prisonniers à lui seul. C’est l’aumônier du Commando Kieffer, René de Naurois, sans armes, confessant les mourants à plat ventre sous les balles. Ce sont les Rangers américains escaladant la Pointe du Hoc au poignard, sur 30 mètres de haut, sous une grêle d’obus. Ils avaient tous peur, à n’en pas douter, mais ils savaient qu’ils menaient une guerre juste. Ils savaient qu’ils pouvaient en mourir, mais ils marchaient toujours, parce que chacun de leurs pas rapprochait le monde de la liberté.
La Libération, notre Libération, n’a pas été l’affaire d’un jour, fût-il le plus long. Elle n’a pas été l’affaire d’un été, elle fut préparée par les résistants, possible grâce à l’engagement du Front de l’est et orchestrée par les Alliés. Il a fallu cette lente reconquête de l’Europe par la guerre. Il a fallu le temps long et l’abnégation tenace qui, seuls prodiguent, l’amour de la liberté.
Les 6 000 hommes des Forces françaises libres, débarqués en Corse en septembre 1943, ralliés par les Italiens. Le patient travail de sape, des centaines de milliers de résistants français de l’intérieur, freinant les déplacements, perturbant les communications de l’ennemi, harcelant les troupes, retardant la remontée depuis Montauban de la division » Das Reich » ; les renforts des Alliés débarqués en Normandie tout le long des mois de juillet et d’août, les Norvégiens, la Brigade Piron composée de Luxembourgeois et de Belges à la poitrine frappée du lion d’or, la brigade néerlandaise princesse Irène, la Deuxième Division Blindée française du Général Leclerc, la Première Division Blindée polonaise, la Brigade Blindée tchécoslovaque.
Puis le débarquement des Alliés en Provence, dont 250 000 sous les couleurs françaises, Français libres, évadés de France, pieds-noirs, volontaires du Maghreb, d’Afrique occidentale ou équatoriale, « marsouins » de la Coloniale, goumiers marocains, fantassins algériens, tirailleurs tunisiens ou sénégalais qui, ensemble, ouvrirent un autre front.
Il a fallu aussi la tenaille du front de l’est, l’engagement résolu de l’Armée rouge et de tous les peuples qui formaient l’Union soviétique d’alors, de ces millions de soldats qui se sacrifièrent pour fixer 180 divisions allemandes en leur infligeant de lourdes pertes au prix d’un tribut de sang. Oui, par la convergence de leur effort, par le rassemblement de leurs forces, Cherbourg tombe au bout d’un mois, puis Caen, Orléans, Paris, Marseille, Lyon, Metz, Calais, Strasbourg enfin, fin novembre, et jusqu’à l’Allemagne, qui ne capitule qu’en mai 1945.
Et puis, il a fallu reconstruire notre Europe par la paix, l’amitié des peuples, « par le pardon et la promesse », selon la formule d’Hannah Arendt. Bâtir notre Europe, trésor de liberté et de vie démocratique depuis plus de 70 ans, même si pendant trop de décennies encore, il y aurait un Occident kidnappé au centre et à l’est. Jeter les bases d’un nouvel ordre international fondé sur le droit et inspiré par les déclarations de Philadelphie et de San Francisco. Et tout cela, ici, nous l’avons fait en retrouvant le chemin d’une amitié et d’une ambition avec l’Allemagne, socle de notre union, en entrelaçant le destin de nos peuples. Comme les vétérans du Jour-J, nous en ont montré le chemin.
Et en cet instant, Monsieur le Chancelier, cher Olaf, je pense à Johannes Börner, jeune parachutiste allemand de 19 ans qui vécut ce Jour-J depuis l’autre côté de la plage. Il fut fait prisonnier. Plus tard, il revint et s’installa en Normandie, il demanda la nationalité française et épousa Thérèse, une Normande, et devint profondément européen. À Ouistreham, il ouvrit un restaurant. Johannes Börner rencontra Léon Gauthier, ancien du commando Kieffer. Une amitié profonde naquit entre ces frères jadis ennemis. Inlassable témoignage à deux voix, métaphore vivante de nos mémoires réconciliées.
Nous sommes tous aujourd’hui des enfants du Débarquement.
Ceux qui ont débarqué le 6 juin ne se battaient pas sur leur propre sol, ni pour leurs villages. Ils se battaient contre une idéologie mortifère, contre une culture de haine tentaculaire qui écrasait le juif, l’handicapé, l’étranger, l’homosexuel, le tzigane, le franc-maçon, le communiste, tous ceux qui vivent, qui aiment, qui pensent, qui croient autrement.
Et le silence de nos plages en cet instant est chargé d’échos. Bruit de balles et de cris, échos des hommes de l’impossible venus de tant de peuples. Ceux qui gisent là-haut dans leur cimetière marin. Ceux qui dorment sous le sable de Normandie. Ceux qui reposent au fond de ces mers, ou dans les maquis du bocage. Ceux qui sont tombés à leur tour, année après année, longtemps après, parfois ailleurs qu’en Normandie, mais qui ne l’ont jamais quittée tout à fait.
Alors oui, face au retour de la guerre sur notre continent, face à la remise en cause de tout ce pourquoi ils se sont battus, face à ceux qui prétendent changer les frontières par la force ou réécrire l’histoire, soyons dignes de ceux qui débarquèrent ici. Votre présence ici, en ce jour, Monsieur le Président d’Ukraine, dit tout cela.
Merci. Merci au peuple ukrainien, à sa bravoure, à son goût de la liberté. Nous sommes là et nous ne faiblirons pas.
Alors oui, quand guette l’anesthésie et l’amnésie, quand s’endorment les consciences, c’est cet élan intact qui nous entraîne sans crainte. Voilà pourquoi nous sommes ici ce jour. Nous savons que la liberté est un combat de chaque matin. Alors, pour tous ceux qui, partout en ce monde, vivent dans l’espérance de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, le 6 juin est un jour sans fin. Le 6 juin est une aube sans cesse recommencée.
Merci à tous.
Vive la République et vive la France ! »
Prononcé le 6 juin 2024, plage d’Omaha Beach