ESPRIT DE DÉFENSE
Entretien IHEDN « L’institution militaire s’impose comme une référence chez les jeunes

ESPRIT DE DÉFENSEEntretien IHEDN « L’institution militaire s’impose comme une référence chez les jeunes

Directrice déléguée du CEVIPOF (Sciences Po Paris) et directrice de recherche émérite au CNRS, la sociologue et politologue Anne Muxel a dirigé le domaine « Défense et société » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) de 2017 à 2023. C’est dans ce cadre qu’elle a réalisé l’étude « Les jeunes et la guerre – Représentations et dispositions à l’engagement », publiée en avril dernier.

Spécialiste reconnue des études sur la jeunesse (notamment de la transmission des valeurs, des phénomènes de mémoire, ainsi que des processus de socialisation dans la dynamique générationnelle), elle s’est appuyée pour ce travail sur un échantillon représentatif de la tranche d’âge 18-25 ans. Elle livre ainsi une image détaillée de la vision que les jeunes ont des armées françaises, des guerres, mais aussi de leurs positionnements quant à la dissuasion nucléaire, l’appartenance à l’OTAN ou encore la création d’une Europe de la défense. Elle éclaire aussi leurs capacités d’anticipation des menaces qui se profilent dans le monde de demain.

QU’EST-CE QUI VOUS A POUSSÉE À FAIRE CETTE ÉTUDE, ET COMMENT L’AVEZ-VOUS RÉALISÉE ?
 
Cette étude répond à des préoccupations du ministère des Armées concernant, au-delà d’une connaissance des représentations des guerres passées comme des guerres présentes et à venir, des capacités de résilience de la jeune génération en cas de conflit majeur où la France se trouverait engagée. Il s’agit donc d’une étude qui m’a été confiée alors que je dirigeais le domaine « Défense et société » de l’IRSEM et qui a été financée par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère.

Elle s’appuie sur une méthodologie robuste, consistant en la réalisation d’une enquête quantitative menée en juillet 2023 auprès d’un échantillon de 3000 jeunes âgés entre 18 et 25 ans, représentatif dans cette tranche d’âge de la population juvénile en France. Un questionnaire détaillé et prenant en compte un certain nombre d’hypothèses de travail élaborées en concertation avec les commanditaires de l’étude a permis de recueillir les réponses de cet échantillon et de les analyser. Le terrain de cette enquête a été assuré par l’institut IPSOS dans les conditions d’application les plus rigoureuses requises par les enquêtes quantitatives.

La thématique du lien armée-nation est centrale pour comprendre la façon dont les jeunes envisagent non seulement le cadre d’exercice de leur citoyenneté, mais aussi plus largement les conditions de la cohésion nationale.

Dans un moment de crise de la représentation politique et de grande défiance à l’égard de nombre d’institutions, les jeunes Français ont à intégrer aussi tout un ensemble de menaces au rang desquelles figurent les risques de guerre, les conséquences du réchauffement climatique, ou encore les pandémies. Dans l’ordre de leurs préoccupations, la guerre n’apparaît pas au premier mais au quatrième rang, mais elle est très présente dans leurs représentations des situations futures auxquelles leur génération pourrait être confrontée.
PARMI LES ENSEIGNEMENTS QUE VOUS EN TIREZ, LA « RELATIVE PROXIMITÉ » DES JEUNES AVEC L’UNIVERS MILITAIRE. COMMENT L’EXPLIQUEZ-VOUS ? Y A-T-IL UN LIEN AVEC LES CONFLITS EN COURS, EN UKRAINE PAR EXEMPLE ?
 
L’institution militaire suscite des images largement positives de la part des jeunes Français. Celle-ci enregistre un niveau de confiance particulièrement élevé et ne connaît pas de crise de légitimité. Dans un monde en transition, dans un contexte de menaces multiples, elle s’impose comme une référence disposant de ressources et de compétences spécifiques qui sont reconnues.

La jeune génération actuelle a quitté le registre de l’antimilitarisme qui était porté par la jeunesse, en tout cas de gauche, à la fin des années 1970. Avec la fin du service militaire obligatoire, les griefs et les oppositions suscités par l’armée ont été marginalisés. Depuis le tournant des années 2000, le terrorisme qui a frappé à intervalles réguliers le sol français et sa population a sans doute modifié la perception que les jeunes pouvaient avoir de l’action comme de l’utilité des forces armées françaises.

Les zones de conflits en Afrique et au Proche-Orient, où celles-ci sont engagées contre l’islamisme politique et le djihadisme, sont bien identifiées par les jeunes. Les œuvres de fiction, au travers des séries télévisées, des films mais aussi des jeux vidéo, ont contribué à cette prise de conscience du rôle joué par l’armée française dans le cadre de ces nouveaux conflits armés et des guerres hybrides qui se développent.
« ILS SONT RELATIVEMENT INFORMÉS DES CONFLITS ACTUELS »
 
L’enquête a montré qu’ils étaient relativement informés des conflits actuels sur la scène internationale. Par exemple, une large majorité d’entre eux suit l’actualité de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, mais ils sont aussi attentifs à la situation dans la bande de Gaza et à la guerre entre Israël et le Hamas, tout particulièrement dans les segments étudiants de la population juvénile.

Par ailleurs, l’attention portée par les jeunes aux questions humanitaires a pu renforcer aussi l’image positive de nos armées. L’élargissement de leurs missions aux actions sanitaires et humanitaires (Liban, Darfour, Sahel) a modifié l’image purement guerrière des militaires. Ceux-ci sont appréciés pour la protection et l’entraide qu’ils peuvent apporter aux populations sinistrées ou ayant vécu des catastrophes climatiques.

Il ne faut pas oublier que lors de la pandémie de Covid 19, le pouvoir civil a fait appel aux militaires pour leurs compétences et leurs capacités de mobilisation dans la gestion de la crise sanitaire. Le périmètre d’action des armées s’est donc élargi et les jeunes ont intégré la diversification des fonctions du militaire, y compris au travers des opérations Sentinelle dont ils sont devenus familiers et qui s’inscrivent dans leurs environnements urbains quotidiens.
AUTRE CONSTAT PLUTÔT INATTENDU : LA JEUNESSE SEMBLE DISPOSÉE À L’ENGAGEMENT MILITAIRE, Y COMPRIS DANS DES CONFLITS DE HAUTE INTENSITÉ. POUVEZ-VOUS LE DÉTAILLER ?
 
La disposition à l’engagement militaire est loin d’être négligeable dans la jeune génération et concerne quatre jeunes sur dix, soit une proportion relativement constante depuis une bonne vingtaine d’années. Certains événements majeurs, notamment en 2015 après la série d’attentats touchant le pays, ont même déclenché un surcroît d’adhésion à ce type d’engagement. Ces dispositions favorables ne se traduisent pas automatiquement par des passages à l’acte concrets, loin de là, mais elles confirment la bonne image des armées et leur relative attractivité.

S’y ajoutent pour beaucoup de jeunes les opportunités de formation et de carrière qui offrent à beaucoup de jeunes, notamment parmi les moins diplômés, des perspectives d’insertion sociale, économique et professionnelle pouvant garantir leur autonomie. Néanmoins, cette disposition favorable n’empêche pas les armées de rencontrer des problèmes de recrutement, et surtout de fidélisation des jeunes recrues.

Mais par-delà ces dispositions générales, contrairement à ce qui pourrait être attendu, l’étude révèle aussi le regain d’un certain patriotisme dans le renouvellement générationnel. Les jeunes ont intégré la réalité des menaces de guerre, y compris au niveau mondial, en lien avec les bouleversements géopolitiques de la scène internationale et les possibles extensions de certains conflits actuels, pouvant aller jusqu’à une implication directe de la France. Confrontés à la perspective d’éventuels conflits majeurs sur le sol français, leurs capacités de résilience sont perceptibles dans leurs réponses. Une large majorité d’entre eux se sent concernée et dit pouvoir se battre, soit dans le cadre militaire, soit en tant que civil, pour défendre leur pays.
« L’ESPRIT DE DÉFENSE EST BIEN DANS LES MENTALITÉS DE LA JEUNE GÉNÉRATION»
 
Plus de la moitié d’entre eux juge que l’utilisation de l’arme nucléaire sera inéluctable. Ce patriotisme déborde le seul cadre national, puisqu’une partie significative de la jeunesse se dit prête à s’engager aussi dans des situations de conflits concernant d’autres pays. L’esprit de défense est donc bien dans les mentalités de la jeune génération comme dans les représentations qu’ils ont du futur, où la perspective d’un monde sans guerre semble s’éloigner.

Le lien armée-nation apparaît plus solide parmi les jeunes hommes que parmi les jeunes femmes. Néanmoins, les velléités d’engagement parmi ces dernières sont loin d’être négligeables, quatre sur dix d’entre elles se sentant concernées et éventuellement prêtes à se battre.

L’étude menée bat donc en brèche bien des idées reçues sur la jeunesse. Celle-ci se montre non seulement engagée mais aussi assez informée et réaliste sur les menaces comme sur les reconfigurations qui pèsent sur la scène internationale.

Source : IHEDN
19/08/2024