L’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016 a marqué une rupture profonde avec les principes qui structuraient l’ordre international depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Là où ses prédécesseurs cherchaient à stabiliser un système fondé sur la coopération et le multilatéralisme, il a privilégié une approche transactionnelle et souverainiste, redonnant une place centrale à l’État-nation comme seul acteur légitime des relations internationales.
Cette vision, qui évoque le modèle westphalien de 1648, repose sur un principe fondamental : chaque nation est souveraine sur son territoire et ne doit pas interférer dans les affaires des autres. Ce retour à une lecture réaliste du monde, où la puissance prime sur le droit, s’est traduit par des décisions fortes : retrait d’accords internationaux, mépris pour les organisations supranationales et acceptation tacite des rapports de force régionaux.
Mais si cette posture a pu séduire certains tenants du souverainisme, elle a aussi créé des zones d’incertitude stratégique, notamment en Europe et en Asie. L’Ukraine a été le premier laboratoire de cette approche. Taïwan pourrait en être la prochaine victime.
Les principes qui ont guidé la politique étrangère de Trump rappellent ceux formulés par les traités de Westphalie, qui mirent fin aux guerres de religion en instaurant la souveraineté des États sur leur territoire. À l’image des monarques du XVIIe siècle, Trump conçoit la diplomatie comme une série de négociations directes entre souverains, sans intervention d’entités supranationales.
Dès son arrivée au pouvoir, il a pris des mesures traduisant cette rupture avec l’ordre multilatéral. Il a remis en cause les alliances traditionnelles en s’interrogeant sur le financement américain de l’OTAN, en retirant les Etats-Unis des traités commerciaux internationaux, et même en dégradant les relations avec l’Union européenne.
Il privilégie, désormais, les négociations bilatérales : dialogue direct avec Kim Jong-un, négociation économique avec Pékin hors du cadre de l’OMC, accords isolés avec certains pays du Golfe.
Il a désengagé les Etats-Unis des conflits jugés non prioritaires : réduction des engagements américains en Syrie, Afghanistan et Irak.
Cette vision se rapproche de celle du réalisme classique en relations internationales, théorisé par Hans Morgenthau dans Politics Among Nations (1948), selon lequel les États agissent en fonction de leur intérêt national et non au nom d’un idéal universel. Trump applique cette logique à l’extrême : les États-Unis n’ont pas à défendre la démocratie dans le monde ou à imposer un ordre international, ils doivent avant tout veiller à leur propre prospérité et sécurité.
Cette posture contraste avec celle de Woodrow Wilson, qui en 1919, à la sortie de la Première Guerre mondiale, affirmait au sujet de la Société des Nations : « The world must be made safe for democracy. » (« Le monde doit être rendu sûr pour la démocratie. »). En rejetant cette mission universaliste, Trump rompt avec un siècle d’engagement américain dans la régulation des affaires mondiales.
L’une des conséquences directes de cette doctrine fut la politique de Trump envers la Russie et l’Ukraine. Contrairement à Barack Obama, qui avait sanctionné Moscou après l’annexion de la Crimée en 2014, Trump a entretenu une relation ambiguë avec Vladimir Poutine, refusant de condamner ouvertement les incursions russes.
Lors du sommet d’Helsinki en 2018, il déclarait face aux accusations d’ingérence russe dans les élections américaines : « President Putin says it’s not Russia. I don’t see any reason why it would be. » (« Le président Poutine dit que ce n’est pas la Russie. Je ne vois pas pourquoi ce serait le cas. »). Cette déclaration, perçue comme une forme d’alignement sur les positions du Kremlin, a profondément troublé les alliés européens.
En acceptant tacitement la redéfinition des frontières en Europe de l’Est, Trump a brisé un tabou qui prévalait depuis 1945 : la souveraineté d’un État ne peut être remise en cause par la force. En légitimant le principe de zones d’influence, il a implicitement validé l’idée qu’un État puissant peut imposer sa volonté à ses voisins.
Ce précédent ukrainien soulève une question majeure : Si Trump est prêt à céder une partie de l’Ukraine à Poutine, comment réagira-t-il face aux revendications chinoises sur Taïwan ?
Le cas taïwanais est un enjeu central dans cette dynamique. Si Trump s’est montré offensif face à la Chine sur le plan économique, multipliant sanctions et restrictions commerciales, il n’a jamais clarifié la position des États-Unis en cas d’attaque chinoise sur l’île.
Depuis 1949, la République populaire de Chine considère Taïwan comme une province rebelle destinée à être réintégrée. La montée en puissance de Pékin et ses démonstrations militaires en mer de Chine illustrent cette volonté d’unification.
Or, la politique de Trump repose sur une logique transactionnelle. En 2019, il déclarait lors d’un entretien avec Fox News : « Taiwan is an interesting place, but the U.S. cannot be the world’s police. » (« Taïwan est un endroit intéressant, mais les États-Unis ne peuvent pas être la police du monde. »).
Si l’Amérique se retire progressivement de l’Ukraine, pourquoi s’engagerait-elle plus fermement pour Taïwan ? Un article du Global Times en 2022 posait déjà la question en des termes explicites : « The U.S. is exhausted in Ukraine. Will it be willing to engage in a costly defense of Taiwan? » (« Les États-Unis sont épuisés en Ukraine. Seront-ils prêts à s’engager dans une défense coûteuse de Taïwan ? »).
Pékin pourrait voir dans la politique de Trump une opportunité stratégique : tester la détermination américaine en multipliant les pressions sur l’île. Dans une vision westphalienne, où chaque grande puissance contrôle ses sphères d’influence, Washington pourrait être tenté de négocier un compromis avec Pékin, au détriment de Taipei.
L’action diplomatique de Donald Trump semble reposer sur une vision réaliste des relations internationales, où la puissance prime sur les engagements collectifs. Cette approche a réaffirmé la souveraineté nationale comme principe directeur, mais elle a aussi ouvert la voie à une révision des frontières fondée sur les rapports de force.
Toutefois, entre son premier mandat (2017-2021) et son retour au pouvoir en 2025, des inflexions notables sont apparues. Si le premier Trump s’était contenté de déconstruire l’ordre multilatéral en s’en retirant et en limitant l’engagement américain à l’étranger, le second Trump semble aller plus loin, en assumant pleinement la remise en cause de l’équilibre issu de l’après-guerre froide. Là où il se montrait ambigu avec Moscou sans pour autant rompre avec les alliances occidentales, il engage désormais une normalisation avec la Russie, au prix d’une acceptation tacite de ses ambitions territoriales en Ukraine. Là où il maintenait une pression économique sur la Chine tout en renforçant militairement Taïwan, il semble désormais privilégier une approche transactionnelle, où la défense de Taipei n’est plus une certitude mais une monnaie d’échange possible dans un dialogue avec Pékin.
Dans cette logique, Taïwan pourrait être le prochain maillon faible d’un ordre international où la force fait loi. Pékin a parfaitement compris que les États-Unis version Trump 2.0 ne sont plus guidés par la préservation d’un statu quo, mais par une gestion des crises au cas par cas, selon des intérêts fluctuants.
L’histoire a montré que les logiques d’apaisement fondées sur des concessions territoriales ont rarement évité les conflits. En 1938, lorsque Neville Chamberlain déclara après Munich « I believe it is peace for our time. » (« Je crois que c’est la paix pour notre époque. »), il croyait sincèrement qu’en concédant les Sudètes, il préservait la stabilité européenne. Un an plus tard, l’Allemagne envahissait la Pologne.
La question demeure : l’ordre westphalien de Trump renforcera-t-il réellement la souveraineté des États ou précipitera-t-il un monde où les grandes puissances redessinent les frontières à leur convenance ?
Pascal TRAN-HUU
Administrateur ASAF
20/02/2025