Le combat en zone urbaine, laboratoire de la haute intensité

Le combat en zone urbaine, laboratoire de la haute intensité

Pendant des millénaires, attaquer et conquérir une ville répondait à un principe simple : il fallait l’assiéger. Siècle après siècle, stratèges, architectes et ingénieurs ont donc approfondi l’art obsidional et les subtilités de la poliorcétique, comme les nombreuses forteresses Vauban présentes sur le territoire français en témoignent. Et jusqu’au début du XIXe siècle, une ville était considérée comme indéfendable une fois ses remparts tombés.

Dans la mythologie, les Grecs assiègent la ville de Troie pendant dix ans avant de la prendre par la ruse (en se dissimulant dans un grand cheval de bois). Mais une fois à l’intérieur, aucun combat n’est livré, les habitants étant « simplement » massacrés. Quand les Turcs finissent par pénétrer dans Constantinople en 1453, c’est en perçant ses remparts, et là encore, la prise de la ville signe l’arrêt des hostilités.

C’est en Espagne que tout va changer. Par une exception historique d’abord : à Saragosse en 1808-1809, les armées napoléoniennes prennent littéralement la ville « maison par maison ». Mais ensuite, pendant des décennies encore, les armées continuent de s’affronter en terrain ouvert, comme toujours depuis l’Antiquité.

MADRID, 1936, « LA PREMIÈRE BATAILLE INTERARMES ET INTERARMÉES »

La vraie bascule s’opère lors de la bataille de Madrid, en novembre 1936, dans les premiers mois de la guerre civile espagnole. « C’est la première bataille interarmes et interarmées », juge le colonel Pierre Santoni, l’un des grands experts français du combat en zone urbaine. Les républicains parviennent à bloquer l’avancer des nationalistes et, à cet endroit, le conflit s’enlise. Les franquistes ne prendront la capitale qu’à la fin de la guerre, en 1939.

Co-auteur (avec le colonel Frédéric Chamaud) de « L’ultime champ de bataille. Combattre et vaincre en ville » (Éditions Pierre de Taillac, édition revue en 2019), le colonel Santoni estime que la ville est « le dernier endroit où il y a encore des duels entre adversaires, le dernier où l’on manœuvre encore », ce terrain permettant une sorte « d’égalisation » entre belligérants, quels que soient les effectifs de leurs forces ou le niveau technologique de leurs équipements. « On y retrouve concentrée la majorité des éléments du combat de haute intensité », ajoute-t-il.

La bataille de Stalingrad (1942-43) est considérée comme la « mère de toutes les batailles » en zone urbaine : opposant plus d’1,5 million de soldats soviétiques et allemands, causant des centaines de milliers de morts, elle constitue un tournant dans la Seconde Guerre mondiale, la victoire russe marquant le début de la fin de l’hégémonie européenne du IIIe Reich.

« Jusqu’à la fin 1942, les Russes étaient incapables de s’opposer en zone ouverte à l’armée allemande, notamment à cause des chars Panzer », relate le colonel Santoni, qui commande actuellement l’École d’état-major de Saumur. « Ils ont donc attiré les Allemands en zone urbaine, avant d’y fixer le gros de leurs unités. Dans ce milieu, la supériorité manœuvrière allemande était moindre. » Confrontés à de sanglantes batailles de rue, les Allemands s’enlisent. Les Soviétiques peuvent ensuite couper leur armée, et remporter la bataille.

LA VILLE EST « COMME UN GRAND FORT CONSTRUIT PAR DES CIVILS »

Après la Seconde Guerre mondiale, les « Trente Glorieuses » amènent une urbanisation croissante – tendance qui devrait se poursuivre au moins jusqu’en 2050 selon les projections. Dans les années 1990, la bataille de Sarajevo (avril 1992) puis celle de Grozny (1994-95), poussent toutes les grandes armées à lancer des préparations spécifiques pour le combat urbain. En 1999, la France crée le Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB – 94e Régiment d’infanterie) à Sissonne (Aisne), que le colonel Santoni a commandé de 2012 à 2014. Avec ses infrastructures uniques en Europe, il reconstitue une vraie ville avec de nombreux immeubles et aménagements urbains, mais sans les finitions.

Quand il s’agit d’y combattre, la ville est « comme un grand fort construit par des civils », estime le colonel Michel Goya dans un épisode du JDef du ministère des Armées consacré à ce sujet. L’espace est tridimensionnel (autour, au-dessus mais aussi en dessous) ; l’épaisseur des murs, la hauteur des bâtiments, tout joue. Et « la rue tue », puisque c’est le seul champ de tir assez long pour l’adversaire.

Lors de la bataille de Bakhmout (Ukraine) en mai 2023, les assaillants russes ne progressaient que d’une dizaine de mètres par jour – c’est pourquoi les militaires disent que le milieu urbain est « plus abrasif » : en ville, le rapport de force passe pour les assaillants de 1 soldat face à 6 ou 7 ennemis, contre 1 à 3 en milieu ouvert. « Les Ukrainiens n’auraient pas pu résister aussi bien en milieu ouvert », estime le colonel Santoni, qui relève que « dans ce conflit, la majorité des combats ont lieu autour des villes ».

« CET ESPACE COMPLIQUE TOUTE L’ORGANISATION DES OPÉRATIONS »

« Le combat urbain représente probablement une forme de laboratoire de la haute intensité parce qu’il utilise comme champs de bataille aussi bien le milieu physique que les champs immatériels », explique le lieutenant-colonel Paul Sédivy, chef de la cellule d’études et prospective du CENZUB – 94e RI jusqu’à l’été dernier et aujourd’hui commandant en second du Centre national d’entraînement commando – 1er Régiment de choc. « En effet, les effets produits sur le champ de bataille des conflits de haute intensité modernes sont aussi bien à chercher dans les actions sous le seuil de conflictualité que dans l’hybridation des moyens. »

« Cet espace tridimensionnel, incertain et complexe, complique toute l’organisation des opérations et requiert endurance physique et morale consubstantielle de la haute intensité », poursuit-il. « Dans cet environnement hétérogène, difficile, rugueux et cloisonné, où la désorganisation du terrain consécutive au combat amplifie les obstacles opposés à l’observation, au mouvement et à la communication, la menace d’un engluement est permanente. »

Qu’en est-il de l’intelligence artificielle, de la robotisation, du cyber, de la « dronisation » des conflits ? Pour le colonel Santoni, « dans un avenir court, cela ne change pas la zone urbaine, qui reste compartimentée et confinée. Certes, l’IA peut permettre de scanner une zone au lieu de la faire étudier par les officiers d’état-major ; certes, un robot est mieux qu’une équipe de démineurs. L’IA va donc rendre moins sanglant le rôle des assaillants, et le cyber peut permettre des actions comme celle menée par Israël sur les bipeurs du Hezbollah, ou d’envoyer des messages à la population. Mais in fine, il faudra toujours envoyer des fantassins et des sapeurs fouiller les poches de résistance, comme le fait l’armée israélienne en ce moment au sud du Liban. »

L’HYPER TECHNOLOGIE « DEVRAIT EXERCER DEMAIN UNE INFLUENCE CONSIDÉRABLE »

Le colonel Sédivy estime aussi que « l’hyper technologie ne produit pas encore l’avantage tactique suffisant pour surclasser l’adversaire tout en préservant la masse de manœuvre ». Mais les progrès de la robotique promettent des avancées en termes de logistique, d’observation de l’adversaire, de reconnaissance du terrain, de liberté de mouvement des troupes… « Sans remettre en cause les principes de tactique générale, l’engagement de systèmes automatisés en zone urbaine devrait exercer demain une influence considérable sur le combat urbain », annonce-t-il.

L’évolution du combat en zone urbaine pose aussi des questions juridiques : « Les batailles urbaines récentes confirment la désinhibition des belligérants et l’hybridation des moyens », constate le colonel Sédivy. Ce contexte « questionne l’interprétation du droit comme nouveau champ d’action pour pallier la contrainte liée aux très importantes pertes en zone urbaine. L’opération « Mer d’Atlantide » menée par Tsahal dans la bande de Gaza a démontré que des évolutions sont très certainement à venir au sein des armées occidentales. Des traités visant à humaniser le conflit armé pourraient être dénoncés. »

Pour en savoir plus

Commandement du Combat futur : Revue militaire générale N° 59 – Le combat en zone urbaine, juin 2024 (avec un article du lieutenant-colonel Paul Sédivy sur « le combat de demain en zone urbaine »)

Podcast Le Rubicon : Le combat urbain – la guerre à haute intensité, avec le colonel Pierre Santoni, 19 décembre 2023

Reportage JDef du ministère des Armées : Combattre en ville, novembre 2023

Source: IHEDN