
L’Œil de l’ASAF
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AVRIL 2025
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Depuis 3 mois, nous, Français et Européens, nous nous découvrons plus vulnérables que jamais, délaissés par le parrain principal et cernés par des empires agressifs qui, petits et grands, sont peu regardants sur les moyens.
Nous voici sermonnés collectivement pour la supposée perte de nos valeurs, ébranlés par le néo-protectionnisme brouillon et la versatilité stratégique confondante de la nouvelle administration américaine. Qui toutefois prend soin de laisser planer le maintien d’un pied militaire en Europe, certes réduit, et d’une éventuelle garantie, à condition de payer par avance, cash, au prix fort.
A l’Est, le pouvoir moscovite ajoute à ses menaces verbales la gesticulation d’un tir conventionnel de missile à capacité nucléaire de portée intermédiaire sur une ville capitale. Au Sud, force nous est de constater que notre vieille Méditerranée cesse d’être un lac occidental. Notre vieux pré carré lui-même devient théâtre de guerres cognitives intenses qui acclimatent des idéologies de l’homme fort et des constructions mentales et sociales inégalitaires, étrangères à nos sociétés.
Toute la péninsule européenne, notamment sa plus grande partie organisée, sous impulsion française, depuis 70 ans, en Union sous le signe d’une paix perpétuelle, subit sans coup férir le triple choc d’une guerre totale d’agression, du repli programmé américain et d’un monde contestant nos règles.
Bénédicte Chéron le résume clairement : nous peinons en France à faire deuil d’une doxa selon laquelle la dissuasion nucléaire et l’allié américain nous mettaient à l’abri du chaos du monde.
De Tallin à Bucarest, le désarroi est bien pire.
Dès lors, on voit un sentiment d’urgence saisir les gouvernants : partout augmentent les dépenses militaires ; d’un bout à l’autre de la péninsule, on s’agite en débats, réunions, colloques, déclarations et polémiques. Malaisément, la France essaie de construire avec d’autres un front européen uni face aux empires extérieurs.
Pourtant le monde réel s’impose, rude. L’industrie de défense nationale est certes performante ; elle peut tout produire mais, sauf exceptions (Airbus, MBDA), reste un artisanat de luxe, faute de grand marché. L’industrie de défense européenne patine, handicapée par sa fragmentation, les sous-investissement en R&D, des normes paralysantes, une hyper-concurrence mortifère, trop de modèles de chars, avions, canons ou sous-marins… et par la méfiance réciproque ! Les divisions politiques des 27 reflètent ces divergences économiques. Même les plus Européens peuvent se trouver politiquement coincés par leurs oppositions souverainistes, anti-otaniennes, slavophiles ou simplement mues par de vieilles inimitiés transfrontalières.
Ajouter à ce tableau des liens difficiles à rompre : ainsi de la défense antimissile intégrée de l’Europe (IAMD[1] et BAMD), une couverture complémentaire à la garantie nucléaire mais entièrement armée et contrôlée par les États-Unis !
L’OTAN est tétanisé. L’UE empêtrée discute et procrastine. Faut-il pour autant s’abandonner à la solitude stratégique et baisser les bras ?
La France se tromperait à écouter aujourd’hui les sirènes défaitistes. Nous sommes 1ère puissance militaire en Europe. Nul n’y conteste plus une position justifiée par des armements de pointe, une marine forte de 180 navires dont un porte-avions, une armée de l’air alignant 170 avions de combat et une douzaine de satellites, une armée de terre bien entraînée et seule en Europe de l’Ouest à avoir une expérience opérationnelle, enfin notre dissuasion nucléaire appuyée sur des armes et des vecteurs totalement indépendants.
Atouts de puissance considérables et ténacité stratégique reconnus en Allemagne et en Pologne, deux piliers européens intéressés par le parapluie nucléaire de la France. Ainsi que par le Royaume-Uni qui, nonobstant « la relation spéciale », affiche sa volonté de rapprochement et de partenariat. Une initiative qui pourrait déboucher sur une coalition des volontaires européens et à terme sur un axe Londres-Paris-Varsovie-Berlin appelé à constituer la colonne vertébrale de la défense européenne.
Dans ce contexte, une nouvelle « revue nationale stratégique » est sur l’établi depuis janvier. Ses premières conclusions étaient initialement annoncées en mai. La situation est mouvante. Désormais, il conviendrait plutôt de les attendre avant le 14 juillet.
On souhaite qu’elle identifie clairement les changements géostratégiques du monde qui sont appelés à durer. Parmi lesquels, le « pivot » des États-Unis vers l’Asie ; la fin du multilatéralisme et la révision en baisse du rôle des Nations-Unies ; l’utilisation agressive de la force par la Russie et d’autres puissances émergentes ; enfin l’intrication et la complexité des crises dues à la mondialisation.
C’est une situation internationale très abimée depuis la revue de 2022 : elle appelle à fixer clairement nos priorités, ce faisant à un effort de défense revu, avec prudence, à la hausse.
L’ampleur des nouveaux défis et l’angoisse des Européens soudain réveillés de leur léthargie devraient aussi amener à dépasser l’échelle nationale et esquisser une approche de sécurité et de défense plus collective entre Européens volontaires. La perte de la crédibilité américaine oblige à renforcer l’autonomie stratégique française et européenne pour ne plus dépendre du bon vouloir américain.
Aux ruptures géostratégiques s’ajoutent soudainement la transformation de l’art de la guerre par l’irruption de technologies innovantes. Ce bouleversement esquissé dans le Haut-Karabakh en 2020 éclate désormais sur les champs de bataille d’Ukraine : la multiplication des drones, l’IA générative, la banalisation du spatial provoquent la transparence du champ de bataille et la modification de l’emploi traditionnel des armes. La complexité des « arrières » ouvre le champ à la guerre cognitive : cyber-attaques, manipulation de l’information, influence… L’innovation permanente et l’agilité dans la production et l’acquisition des moyens vont devenir les facteurs clés pour éviter les surprises stratégiques.
Il s’agit donc d’un énorme chantier. Mais aussi d’un dilemme particulièrement délicat à l’heure où le contexte général, sans être alarmiste, commande de penser l’impensable de la guerre pour parer à l’irréparable et qu’au même moment l’étau financier et nos engagements imposent de faire 40 milliards d’économies.
A ce stade, il n’est donc plus temps de débattre des erreurs stratégiques qui ont pu être commises dans le passé ou de relever les biais de gestion budgétaires semés dans la LPM en cours. Ni même de se disputer sur nos différences d’appréciation de situation. L’ASAF s’est toujours battue pour renforcer la volonté de défense en l’adaptant aux réalités du temps. Elle a milité à temps et contretemps pour le financement des meilleurs équipements et armements possibles dans la perspective des combats du futur. Il faut agir ensemble maintenant pour convaincre le législateur des besoins réels et sincères de la défense et le Parlement de trouver l’argent nécessaire. Agir aussi pour éviter que des programmes jugés secondaires, la préparation opérationnelle ou les grands exercices de projection[2] ne soient une fois de plus utilisés comme variables d’ajustement soi-disant « indolores » !
Nous devrions maintenant agir unis en ce sens !
GCA (2S) Robert Meille
Vice-président de l’ASAF
[1] Assurée par l’OTAN depuis le sommet de Lisbonne en 2010, elle est constituée de 18 stations radars du Grand Nord à la Turquie en passant par la Pologne et la Roumanie, de batteries de missiles Patriot PAC3, d’intercepteurs THAAD, de 43 bâtiments Aegis armés d’intercepeurs SM3 complétée par les rotations d’avions de défense aérienne des pays membres. Le système peut être renforcé des batteries SAMPT Manba franco-italiennes.
[2] L’exercice AIGLE/DACIAN SPRING était planifié en Roumanie en mai 2025: la projection de la 7ème brigade blindée de Besançon au complet en 10 jours, soit 7300 hommes « bons de guerre » avec leurs armements et leurs munitions. L’annulation de l’élection présidentielle roumaine en décembre 2024 et son report en mai 2025 ont obligé à décaler ce test d’importance capitale pour l’OTAN, l’UE et la France. L’équation est compliquée par les tensions politiques internes qui agitent maintenant ce pays. L’exercice devrait avoir lieu à l’automne 2025.