“On ne tient pas la mer comme on tient la terre". PROPOS de l’amiral Christophe PRAZUCK, Chef d'état-major de la Marine

Posté le dimanche 19 novembre 2017
“On ne tient pas la mer comme on tient la terre". PROPOS de l’amiral Christophe PRAZUCK, Chef d'état-major de la Marine

“On ne tient pas la mer comme on tient la terre.” Que signifie cette formulation ?

Amiral Christophe Prazuck. La haute mer diffère des espaces terrestres pour au moins trois raisons principales. Premièrement, elle est inhabitée. Deuxièmement, elle ne possède pas de frontières naturelles. Troisièmement, ses étendues sont plus vastes. Ces trois caractéristiques empêchent les espaces maritimes d’être occupés, au sens d’une présence militaire statique, permanente et s’appuyant sur les caractéristiques physiques et humaines du milieu. Les grands stratégistes navals (Mahan, Castex) offrent une alternative dynamique à l’occupation terrestre : il faut tenir les lignes de communications maritimes. Cette prescription est aujourd’hui plus actuelle que jamais, alors que 90 % des flux de notre économie mondialisée passent par quelques routes maritimes bien identifiées, comme celle qui relie le détroit de Malacca au canal de Suez.

 

Quelles sont les spécificités de la défense de nos ZEE ? À quelles menaces sont-elles confrontées ?

Nos droits souverains sur ces immenses zones maritimes, qui s’étendent, à concurrence de nos voisins, jusqu’à 360 km au large de chaque terre française, ne datent que de 1982, date de signature de la convention de Montego Bay. Auparavant, tout notre outil de défense, notre organisation territoriale et étatique étaient conçus pour combattre au large et défendre nos intérêts économiques (pêche, forages…) dans une bande côtière beaucoup plus réduite (20 km, soit la portée du boulet d’un gros canon). Nos ZEE sont immenses : elles s’étendent sur une surface équivalente aux USA et au Mexique réunis. Elles recèlent des richesses pour certaines connues (poissons, pétrole, gaz…), pour d’autres putatives (nodules polymétalliques, terres rares), enfin pour d’autres inconnues. Ces richesses sont convoitées. Nous menons des opérations de plus en plus fréquentes de lutte contre la pêche illégale, notamment au large de la Nouvelle-Calédonie et des côtes guyanaises. Les contrevenants sont de plus en plus violents. Dans le domaine de l’exploration minière, nous avons intercepté en 2013 dans le canal du Mozambique un navire de recherche sismique, qui conduisait des travaux pouvant permettre de détecter d’éventuels gisements d’hydrocarbures. « L’action de l’État en mer requiert, outre-mer, une grande complémentarité des moyens de la marine (douanes, gendarmerie, affaires maritimes…) »

Au-delà de ces menaces directes sur les ressources nationales, le pillage non raisonné peut conduire à des désastres écologiques. Ainsi, la pêche clandestine à l’holothurie [ou concombre des mers, très apprécié dans la gastronomie asiatique, ndlr] au large des îles Éparses a des conséquences lourdes pour l’écosystème régional, qui nécessitent le déploiement fréquent de patrouilleurs hauturiers de la Marine nationale. Enfin, à l’instar d’une maison cambriolée puis “squattée”, laisser piller ses ressources maritimes constitue un début d’abandon de souveraineté, d’autant plus délicat à contrecarrer que, comme je l’expliquais plus haut, on ne tient pas la mer comme on tient la terre. La haute mer est un espace sans piquet ni clôture, où rapidement, les habitudes sont rebaptisées droits historiques et les droits historiques finissent par valoir titre de propriété.

 

En quoi la ZEE métropolitaine se distingue-t-elle sur le plan de la défense des ZEE d’outre-mer ?

En métropole, le rapport entre les espaces à surveiller et le nombre de bâtiments, du porte-avions au patrouilleur, est plus favorable. Outre-mer, les moyens dédiés à la protection des ZEE sont comptés au plus juste, et parfois même en deçà. C’est la raison pour laquelle l’action de l’État en mer requiert, outre-mer, une grande complémentarité des moyens de la marine (par théâtre, généralement une frégate légère, deux patrouilleurs et un bâtiment logistique) avec les moyens des autres administrations (douanes, gendarmerie, affaires maritimes…). Ainsi, il n’est pas rare qu’au large de Mayotte, pour lutter contre l’immigration clandestine, une frégate de la marine et son hélicoptère soient positionnées pour détecter au plus tôt les kwassa-kwassa venant des Comores, avant de passer le relais aux semi-rigides de la gendarmerie pour les intercepter.

 

Que recouvre la tendance à la militarisation de l’action en mer de l’État ?

L’action de l’État en mer est interministérielle par essence. Les moyens de plusieurs administrations (gendarmerie, douanes, police…) y contribuent, sous le commandement unique d’un préfet maritime (ou d’un délégué du gouvernement outre-mer). Avec la sophistication croissante des techniques, de pêche comme de forage, et des moyens de positionnement au large avec le GPS désormais accessible à tous, les infractions ont tendance à être commises de plus en plus loin des côtes. Elles requièrent, pour des questions d’endurance et de tenue à la mer, des moyens hauturiers que la Marine nationale est la seule à détenir. « Les infractions ont tendance à être commises de plus en plus loin des côtes. Le niveau de violence employé par les contrevenants, nécessite pour prendre l’ascendant, afin d’éviter toute escalade, d’employer des moyens militaires importants ».

 Par ailleurs, le niveau de violence employé par les contrevenants, notamment les trafiquants de drogue et certains pêcheurs illégaux, comme en Guyane, nécessite pour prendre l’ascendant, afin d’éviter toute escalade, d’employer des moyens militaires importants (hélicoptère, tireurs d’élite, commandos marine…) que la marine est la seule à mettre en œuvre.

 

Peut-on protéger de façon indifférenciée les ZEE compte tenu de leur dispersion et de leur taille ?

Avant d’agir, il faut voir. Pour protéger de façon homogène et statique notre ZEE (11 millions de km2), il faudrait un maillage de plus de 1 000 bâtiments de combat. Ce n’est bien sûr pas réaliste. Nous devons mettre à profit les moyens de surveillance émergents (satellites, drones, AIS [carte mondiale en temps réel des navires en mer, ndlr], etc.) pour orienter des moyens toujours comptés de façon différenciée. Ensuite, il faut revenir au modèle de 1982 (une frégate de surveillance, un bâtiment logistique, deux patrouilleurs par DOM/COM), qui est perdu depuis 2010 en certains endroits.

 

La ZEE française est quasi équivalente à celle des États-Unis, mais les moyens dont dispose la marine nationale française n’ont rien à voir avec celle de la marine américaine.

La ZEE française n’a pas du tout la même topologie que la ZEE américaine. Elle est beaucoup plus dispersée, autour d’archipels éloignés, répartis sur cinq continents. Comme je l’évoquais précédemment, sur une part plus importante de notre ZEE, nous ne pouvons donc pas bénéficier de la présence immédiate de l’ensemble de notre flotte de combat. D’autre part, l’organisation séparée entre US Navy et US Coast Guards ne correspond pas aux spécificités françaises de l’organisation de l’action de l’État en mer et de la fonction “garde-côtes”, qui, sous réserve de combler les déficits actuels et de renforcer la surveillance satellitaire, permet de garantir de façon adéquate notre souveraineté en mutualisant les moyens des différentes administrations.

 

Quel est le format garde-côte usuel et de combien faudrait-il l’augmenter pour une protection optimale des blocs ?

J’ai évoqué plus haut le format normal des DOM/COM, établi en 1982 après la signature de la convention de Montego Bay. Nous avons fait en 2008 le pari d’un certain vieillissement consenti de nos patrouilleurs outre-mer. Nous avons perdu ce pari : les patrouilleurs doivent être retirés du service. Nous ne disposerons plus en 2021, à l’exception de la Guyane, que d’un seul patrouilleur en état de marche. Le constat est identique en métropole : il faudrait huit patrouilleurs pour remplacer sur nos trois façades Atlantique, Méditerranée et Manche/mer du Nord nos vaillants avisos [frégates, ndlr], déjà quarantenaires. En comblant les ruptures temporaires outre-mer et en anticipant le remplacement de nos avisos en métropole, nous reviendrons à un format satisfaisant. C’est l’une de mes quatre priorités au moment où débutent les travaux d’élaboration de la loi de programmation militaire 2019-2025.

 

Les menaces augmentent au moment où les moyens diminuent : cette équation oblige à faire des arbitrages.

La surveillance par satellite et, bientôt, l’embarquement de drones de surveillance sur nos bâtiments hauturiers, vont considérablement accroître leur allonge, et donc leur capacité d’anticipation et de prépositionnement face à des menaces diluées dans des zones immenses. Concrètement, en retrouvant un format nominal de moyens d’action, nous aurons en réalité augmenté fortement nos capacités face à des menaces dont vous avez raison de noter qu’elles sont en augmentation

 

Propos de l’amiral Christophe PRAZUCK, chef d'état-major de la Marine
recueillis par Philippe PLASSART
(Le nouvel économiste)

Site de rediffusion : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr