LIBRE OPINION du Général (2s) Jean SALVAN : Qui est l’ennemi ?

Posté le lundi 14 mars 2016
LIBRE OPINION du Général (2s) Jean SALVAN : Qui est l’ennemi ?

On ne peut mieux comprendre le mal-être de nos élites face à la guerre qu’en relisant les débats des VIème  assises de la recherche stratégique de décembre 2015 : on pense  irrésistiblement à Byzance, où l‘on aurait disserté sur le sexe des anges tandis que les Turcs assiégeaient la ville. Oui, "l’ennemi est à nos portes et nous délibérons !". On doit s’étonner : aucun militaire d’active ne semble avoir pris la parole. Leur a-t-on interdit de s’exprimer ? Sont-ils trop timides ou prudents ?
Je vais tenter de mentionner les points forts de ces assises. D’abord l’oubli de l’Histoire et surtout celle de l’Islam. Ensuite, l’oubli, ou le refus des idées d’Henry Kissinger (World Order) :
- que voulons-nous éviter ?
- que cherchons à réaliser?
- même si on insiste, quels engagements devons-nous refuser ?
- quels sont nos intérêts ?
- quelles sont les valeurs que nous voulons promouvoir, dans quel contexte ?
- avons-nous les moyens de ce que nous voulons, seul ou avec des alliés ?
 
Retour à l’Histoire.

Dès le Ve siècle de notre ère, nous avons combattu des entités non-étatiques, des jacqueries, des Camisards, des Vendéens : les organisations terroristes musulmanes ne devraient donc pas nous étonner.
Dès le VIIe siècle de notre ère et le premier de l’Islam, les dirigeants musulmans ont utilisé la carte de "la guerre sainte" contre les infidèles. L’Occident s’est forgé contre l’Islam. Lors du 1er conflit mondial, les Allemands et les Turcs tentèrent de soulever les populations des colonies françaises et britanniques contre nous en jouant cette carte. De même les dirigeants des guerres de décolonisation menèrent souvent le combat contre les colonisateurs au nom de l’Islam. Après les indépendances, les nouveaux dirigeants utilisèrent la religion musulmane pour obtenir la docilité des populations. Le hic, c’est qu’en terre musulmane, on ne peut se débarrasser d’un dirigeant qu’en l’affublant du terme infâmant de "mauvais musulman".
Et depuis, l’Islam rigoriste, utilisant certains paragraphes des textes sacrés, financé par l’Arabie saoudite et certains Etats du Golfe, s’est répandu un peu partout.   
 
Depuis le 13 novembre 2015, nous avons un ennemi, le proto-Etat baptisé Daech par nos gouvernants, qui n’osent pas l’appeler "Califat", ce qu’il se veut. Oui, le concept d’ennemi ou de guerre n’allait plus de soi depuis longtemps : rappelons-nous Monsieur Fabius voulant toucher les dividendes de la paix, ou l’enthousiasme avec lequel fut découvert chez nous le navet de Francis Fukuyama "La fin de l’Histoire", ou le tollé accueillant en France l’œuvre de Huntington, "Le choc des civilisations". Nous préférions parler de nouveaux risques, de nouvelles menaces, dans un fourre-tout où se rassemblaient les catastrophes climatiques, les mafias, les attentats…
 
Généalogie du califat.

C’est le 29 juin 2014, premier jour du ramadan qu’Abou Bakr al Baghdadi Al Husseini Al Quraishi proclamait la restauration du califat sur une partie des territoires de l’Irak et de la Syrie. Le faux témoin et le faux généalogiste sont des spécialités du monde sémite. Le soi-disant calife Ibrahim ne descend pas du Prophète, mais il utilise tous les artifices pour se rattacher aux fondateurs de l’Islam : vêtu de noir comme les califes abbassides, il cite et répète des phrases bien sélectionnées dans les textes fondateurs de l’Islam. La véritable identité du calife Ibrahim, c’est Abou Bakr, al Baghdadi. Il serait né en 1971 à Samarra bourgade située à 125 km au nord de Bagdad. Il aurait combattu les Etats-Unis dès 2003 ; il aurait passé 4 ans dans les prisons américaines. Depuis 2014, il navigue entre Irak et Syrie. Il a éclipsé Al Qaïda comme principal adversaire des Occidentaux, car il s’est constitué une base territoriale, il a disposé de moyens militaires et financiers importants grâce à l’aide de la Turquie, de l’Arabie saoudite, de certains Etats du Golfe, sans parler de la naïveté des Occidentaux qui ont instruit et armé de soi-disant modérés qui ont rejoint le califat avec armes et bagages.
 
Pour les Occidentaux, c’est un retour au Moyen-âge ; pour beaucoup de Musulmans, c’est la restauration d’une institution prestigieuse, symbolisant l’unité des Musulmans et le rêve d’une monarchie universelle islamique. Né en Arabie au VIIe  siècle, abolie en 1924 par Ataturk, le califat fait toujours partie de l’imaginaire musulman.
Comme d’autres, (Nasser, Erdogan) Abou Bakr puise dans les traditions du califat pour utiliser les forces sacrées, frapper l’imaginaire et mobiliser les populations.  Comme je l’ai souvent dit, pour lutter contre l’Empire byzantin, les dirigeants omeyyades et abbassides ont fabriqué un ensemble d’écrits, Coran,  Sîra, Hadith (plus de 100 000 !) comme source de légitimité.

 

Comme l’a constaté Gilles Kepel, pour établir la genèse du califat (Daech pour nos dirigeants, ISIS pour les Anglo-saxons), il faut remonter au djihad afghan contre les Soviétiques. Les Etats-Unis financent la guérilla contre les troupes soviétiques, la chair à canon est fournie par les élèves des écoles coraniques afghanes, pakistanaises et saoudiennes. Dès que les Russes jettent l’éponge, les Américains cessent de financer les forces qui combattaient les Soviétiques. Naît alors une mouvance islamique, rassemblant des combattants aguerris, motivés qui cherchent un gagne-pain et des objectifs.
La désillusion envers les Américains est utilisée par Oussama ben Laden pour lancer Al Qaïda (la base) d’où punir les Américains et conquérir le monde. C’est le 11 septembre 2001 que la majorité d’entre nous découvrent Al Qaïda et Ben Laden. La réplique américaine, ce sont les opérations d’Afghanistan et d’Irak, puis l’élimination de Ben Laden.
 
Au sein de la mouvance islamiste, la critique de la stratégie de Ben Laden est effectuée en 2005 par un ingénieur syrien, Abou Moussab al Souri, époux d’une Espagnole convertie à l’Islam, issue d’une famille communiste. Ce couple met en ligne sur Internet un ouvrage de 1 600 pages, intitulé "Appel à la résistance islamiste". Pour eux, le 11 septembre 2001 est une faute, due à la démesure de Ben Laden : le seul résultat, c’est la légitimité de Georges Bush qui va pouvoir détruire Al Qaïda. Plutôt qu’utiliser un modèle pyramidal, et léniniste, il faut opposer aux Occidentaux un modèle réticulaire par réseau, en partant de la base et non du sommet. En arabe "nizam, la tanzim" un système, non une organisation. Ce sont You Tube, Facebook, Twitter qui en assure la pérennité, la propagande et le recrutement. Ce n’est pas l’Amérique, trop lointaine et trop puissante qu’il faut attaquer, mais l’Europe, ventre mou de l’Occident, où résident des millions de jeunes issus de l’émigration postcoloniale musulmane, mal intégrés, sensibles à l’appel à la révolte et au combat.
 

 Extraits des intervenants
 
Les participants de ces assises de la recherche stratégiques étaient bien conscients de la complexité des problèmes stratégiques actuels et ils ont préféré disserter sur la notion d’ennemi, la difficulté de prendre en compte le fait religieux, le continuum criminalo-terroriste etc...
Pierre Conesa a rappelé qu’en Syrie : "il y a cinq guerres en une. Celle des Turcs contre les Kurdes…Celle des sunnites contre les chiites…Celle de Daech contre Al Qaïda… ; les salafistes contre les minorités…Celle d’Assad contre tout le monde. Et nous arrivons comme des chevaliers blancs en pensant que nous allons résoudre la crise syrienne"
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De l’ennemi

Pour moi, l’ennemi est celui qui tue mes compatriotes. Et je récuse le refus de considérer qu’il y a un ennemi intérieur : nos révolutionnaires n’avaient pas ces pudeurs et ils parlaient sans émotion des "ennemis du dedans et du dehors"
 Pour certains, l’ennemi est un élément structurant des relations internationales :

- Bertrand Badie : "Finalement, l’histoire de nos Etats, c’est l’histoire d’ordres politiques qui se sont constitués par la confrontation. C’est à dire qu’en quelque sorte l’inimitié est structurante."

- Régis Debray : "Qu’est-ce au fond qu’un ennemi ? Les invariants de l’Histoire, depuis le néolithique, répondent : une entité indispensable et salutaire. Un mal si nécessaire, comme l’est le "barbare" à toute "civilisation", qu’un familier des longues durées ne peut y voir qu’un bien structurant et revitalisant. Une communauté de destin ne se forge qu’en se trouvant un ennemi commun."

- Carl Schmitt est cité par Ninon Grangé : "La distinction spécifique du politique… c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit le principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive."

- Tsvetan Todorov note : "Consubstantiel aux conceptions totalitaires de l’histoire, la notion d’ennemi ne joue pas un rôle de premier plan dans la vie des pays démocratiques, mais est utilisée sporadiquement dans le même sens… On identifie parfois l’ennemi avec une population spécifique : les immigrés des pays pauvres, les musulmans… L’effet de ces propos est d’instiller dans la population un sentiment de peur et donc d’inciter un nombre important d’électeurs à voter pour le parti formulant cette accusation, et promettant de faire disparaître cet ennemi…. "

- Hélène Carrère d’Encausse rappelle que : "La guerre froide avait cette vertu d’être rassurante. Elle se passait dans un ordre international connu, prévisible, parfaitement organisé. On savait à peu près vers quoi on allait, on savait comment la contrôler.  Ce monde est terminé. Il s’est terminé à la fin de l’Union Soviétique. Et j’ajouterai que nous sommes entrés dans un autre monde dix ans plus tard, avec l’attaque des tours jumelles… Les Etats-Unis, seule superpuissance qui pendant dix ans avaient dominé et structuré la vie internationale, l’acteur majeur de la vie internationale  peut être atteint en son cœur et est vulnérable… Et tout d’un coup, on se trouve devant un ennemi indéfinissable. Est-ce un ennemi ? Il est presque impossible de le dire."

 
Désigner l’ennemi, est-ce une construction politique ?

- Renaud Girard : "Nous n’arrivons pas à désigner notre ennemi principal. Pourtant comme le nazisme jadis, il n’avance guère masqué, ni dans l’expression écrite de son idéologie, ni  dans le passage à l’acte. C’est l’islamisme international."

- Pierre Conesa : "Dans les années 1990, quand l’URSS a fait la mauvaise blague de disparaître… j’ai vu fonctionner le système stratégique américain qui produit à flot continu de l’ennemi : ça a été "le clash des civilisations" ou encore "la fin de l’histoire".

- Alain Bauer "Les autorités ont longtemps hésité à trouver les mots pour désigner l’adversaire (or, désigner l’ennemi est le premier pas vers la capacité de la combattre) ont enfin désigné ses contours (armée terroriste djihadiste) qui correspond assez justement à l’organisation (on saluera l’apport du renseignement militaire à ce progrès)"

- Bertrand Badie se pose la question : "Un non Etat peut-il être un ennemi ?" "Le grand Jean Bodin … avait un autre mot pour distinguer l’adversaire dès lors que ce n’était pas un Etat. Il appelait cela un brigand. Le brigand et l’ennemi, ce n’est pas la même chose… Est-ce qu’un entrepreneur de violence, c’est ainsi que j’étiquetterai Daech ou Al-Qaïda, peut acquérir un statut d’ennemi dès lors qu’il n’est pas institutionnalisé ?" J’observe en passant que les colonnes infernales désignaient de bandits les Vendéens qu’elles massacraient…

- Régis Debray répond : "Donner à une meute la dignité d’une armée, ériger un petit voyou en soldat au motif qu’il vous tient lui-même pour un ennemi et vous traite en conséquence, n’est-ce pas lui faire bien de l’honneur et tomber le dans le piège d’établir un lien égal entre une bande d’hallucinés ou de délinquants et un Etat de droit constitué ? N’est-ce pas la faire monter en grade, lui rendre en quelque façon un service (ne rend-on pas les honneurs à un ennemi vaincu?)"
 

La fin de l’ennemi extérieur


Bertrand Badie : "L’ennemi dans notre construction historique et politique est au dehors, il est en face… est-ce que véritablement ce que nous vivons aujourd’hui renvoie à l’idée d’extériorité, quand nous savons que les acteurs de violence habitent chez nous et sont parmi nous, et révèlent nos échecs en matière justement d’intégration et de construction de l’Etat ?

 
 
Que faire ?

Hubert Védrine
, ancien ministre est le seul à présenter des idées pratiques : "Si endiguer ne suffit pas parce qu’on n’arrive pas à neutraliser, si la neutralisation est hors de portée, il faut éradiquer. Mais on n’éradique bien que ce que l’on remplace. C’est là que l’on retrouver la connexion entre dimension politique et dimension militaire… Il est très important de trouver la solution de remplacement politique…
Détruire les causes, assécher le vivier, c’est un travail de très longue haleine. Dans l’affaire de l’éradication de la menace islamiste actuelle, il faudrait, après la dimension militaire malheureusement inévitable et la dimension politique passant par mille tractations diplomatiques, songer à la dimension proprement religieuse. Or les Occidentaux, notamment la France ont mis beaucoup de temps à l’admettre parce que cela contredit une sorte de croyance dominante, selon laquelle les questions religieuses sont dépassées."

Pour André Garapon, il faut : "réagir de manière adaptée, résiliente…avec cette idée qu’un des objectifs stratégiques du terrorisme djihadiste, c’est de disqualifier l’Etat de droit et de montrer que tout cela reste en fait une hypocrisie et que la véritable nature des Etats occidentaux européens, c’est que ce sont des Etats anti-musulmans, où il n’y a de droits que pour ceux qui ne sont pas musulmans… traiter, s’adapter, ne pas plier, ne jamais abandonner l’idée que le droit c’est à la fois une arme et un système de garantie."
 


Officier général (2S) Jean SALVAN

 

 

Bibliographie
- Kissinger Henry, World Order, Pernguin Press, New York, 2014
- Nabil Mouline "Le califat. Histoire politique de l’Islam" Champs, 2016
- "Qui est l’ennemi", VI° Assises nationales de recherche stratégique, www.csfrs.fr/missions/assises/2015/podcast
 - "Qui est l’ennemi" Danon Eric, Revue de défense nationale février 2015, p.110-116
- Wikipedia

Source : Magistro