LIBRE OPINION de Colonel (ER) Michel GOYA : Pour une guerre de corsaires contre Daesh.

Posté le samedi 19 décembre 2015
LIBRE OPINION de Colonel (ER) Michel GOYA : Pour une guerre de corsaires contre Daesh.

Voilà maintenant quinze mois que la France est en guerre contre l’Etat islamique. Pour l’instant entre, d’un côté, les attentats du 13 novembre et les actions sporadiques revendiquées auparavant par l’EI et, de l’autre, les 312 frappes françaises (au 3 décembre et sur plus de 8 000, rappelons-le, sans parler des frappes russes), il est probable que ce sont les premiers qui ont eu le plus d’impact stratégique. Nous sommes sans doute plus affectés et troublés par leur action que l’inverse. Autrement-dit, pour l’instant c’est plutôt l’Etat islamique qui l’emporte. Au final, même si certains de ses membres le croient, Daesh ne détruira évidemment jamais la France mais il peut espérer l’obliger à se retirer du Levant, ce qui constituerait déjà une victoire considérable.

 

Cette guerre est également la première de toute l’histoire de notre pays où aucun soldat français n’est tombé sur une si longue durée. Cela serait heureux s’il était aussi difficile de tuer des civils français que des soldats, or visiblement ce n’est pas le cas et cette guerre est donc aussi la seule où, jusqu’à présent, toutes les pertes ont eu lieu dans la population. Un phénomène similaire s’était déroulé en Israël après l’attaque du Hezbollah en juillet 2006. Tsahal avait alors d’abord misé sur l’arme aérienne pour à coup de milliers de frappes tenter de disloquer le Hezbollah et faire pression le gouvernement libanais. Les effets visibles tardant à venir et les roquettes du Hezbollah continuant à pleuvoir sur le nord du pays, de nombreux civils israéliens en étaient venus à interpeller le gouvernement et l’état-major et demander s’il était tout à fait normal que les militaires prennent apparemment moins de risques que ceux qu’ils étaient censés protéger. Tsahal avait alors engagé des opérations terrestres, par ailleurs fort maladroitement l’habitude ayant été perdue.

 

Encore une fois, la politique du « zéro mort » et du « zéro risque » pour les militaires, qui est aussi souvent celle de « zéro décision » (au double sens de choix et de victoire), ne peut se concevoir que si on ne risque pas de rétorsion sur son propre territoire. C’est ce qui se passe actuellement pour les Américains, très large leader de la coalition (pléonasme). Ce n’est pas notre cas. Nous, nous sommes désormais dans une impasse et ce n’est pas simplement en augmentant les doses de bombardement que nous en sortirons. L’épuisement touchera plus vite notre stock de bombes que l’ennemi. Il est donc temps d’innover autrement que pour la recherche de financements.

 

Si nous voulons faire plus de mal à l’Etat islamique, tout en restant dans le cadre général de cette stratégie de « frappes et soutien », il est nécessaire de prendre aussi plus de risques et d’engager des moyens supplémentaires et complémentaires. Les plus évidents sont nos hélicoptères d’attaques. Rappelons que lors de l’opération Harmattan  en Libye et alors que la situation opérationnelle paraissait bloqué l’engagement d’un groupement aéromobile de 18 hélicoptères à partir d’un Bâtiment de projection et de commandement (BPC) a permis de réaliser la destruction d’environ 500 cibles en seulement un mois. L’intérêt n’est pas tant ce nombre ajouté que le caractère différent des cibles. Les hélicoptères peuvent fournir efficacement l’appui rapproché demandé par les troupes au sol et compenser en partie la « stratégie quantitative » de l’ennemi (multiplier les cibles à bas coût pour les rendre peu rentables pour des frappes par chasseurs-bombardiers) par des destructions nombreuses de petits objectifs, comme des véhicules légers. Pendant ce temps, les moyens aériens disponibles peuvent se dégager des missions d’appui proche - le cercle extérieur des « cercles de Warden » - pour se concentrer sur les cibles à forte valeur ajoutée. Compte tenu de l’engagement en cours au Sahel et du faible nombre d’hélicoptères modernes (et de leur faible taux de disponibilité), il parait difficile d’engager plus d’un groupement d’attaque de plus d’une douzaine de Tigre et des moyens de sauvetage. Ce groupement devra par ailleurs être basé à 400 km maximum de la zone d’action. On notera cependant que l’introduction des hélicoptères, s’il a fortement troublé l’ennemi en Libye, n’a pas amené non plus son effondrement et que là encore un processus d’adaptation a pu être observé.

 

Nous pouvons faire encore plus mal en y ajoutant des raids au sol, raids blindés ou raids aéromobiles d’infanterie légère et d’artillerie ou encore de forces spéciales pour des cibles précises et importantes. Ces raids peuvent partir de bases permanentes relativement proches d’un grand aéroport comme Erbil, Bagdad ou Nadjaf pour faciliter le soutien ou de bases avancées plus petites dans la province d’Anbar, comme par exemple à Hannabiyah sur l’Euphrate, où se trouve déjà une unité de Marines américains, ou dans le Kurdistan syrien  dans la région de Tall al Abyad ou de Ras al Ayn. Avec une dizaine d’avions de transport tactiques, il peut aussi être possible de créer des bases temporaires (quelques jours) dans les zones désertiques à une centaine de kilomètres de l’ennemi, plots de carburant pour hélicoptères ou points de départ de raids blindés légers.

 

A condition de réduire drastiquement l’opération Sentinelle et de relever des forces dans certaines opérations, en République centrafricaine et au Liban, les moyens actuels peuvent permettre de mettre en place trois ou quatre groupements tactiques interarmes (GTIA). Ces forces peuvent être renforcées de forces recrutées localement et formées, équipées, encadrées par des Français. Pour le prix du surcoût de l’emploi du groupe aéronaval pendant deux semaines (dix millions d’euros), il est possible de solder,  d’équiper et surtout d’employer un bataillon franco-kurde ou franco-arabe complet pendant un an. Ces forces, sous contrat le temps de la guerre, permettront de compléter et d’amplifier l’action des GTIA et surtout de faciliter la greffe au sein d’un pays étranger et face à un ennemi lui-même mixte, à la fois local et étranger par ses nombreux volontaires extérieurs. La division aéroterrestre française ainsi constituée pourra être appuyée par les moyens alliés, européens ou américains, afin de combler nos faiblesses capacitaires, en moyens de transport lourds inter-théâtres notamment. Il sera sans doute nécessaire, et nous touchons là les limites et les faiblesses de notre politique de défense, de se doter en urgence de moyens qui nous manquent depuis des années comme des hélicoptères lourds, achetés d’occasion ou loués, ou de drones armés. Faire la guerre sérieusement à un coût.

 

Avec cette division aéroterrestre mixte, il ne sera pas question d’occuper le terrain mais de faire mal à l’Etat islamique comme jamais aucun adversaire ne l’a fait jusqu’à présent. Par des centaines de raids et de frappes, des milliers de combattants ennemis (dont un certain nombre de traîtres) seront tués, le commandement sera paralysé, la logistique, en particulier vers la Turquie, sera entravée. Daesh sera sous pression et sans doute en recul, ce qui peut entraîner un effritement de ses soutiens et allégeances surtout s’il existe une offre politique et administrative de substitution. La guerre ne se fait pas seulement par les armes.

 

Au sein de la coalition, la France aura le premier rôle dans la destruction de Daesh tout en gardant suffisamment de distance pour aider aux évolutions nécessaires sans s’enliser. Au regard des conflits précédents dans la région entre des armées occidentales ou israélienne d’une part et des organisations armées d’autre part, cette guerre contre l’EI durera sans doute plusieurs années, à moins d’un effondrement toujours possible. Cela coutera à la France plusieurs milliards d’euros et surtout plusieurs dizaines voire centaines de soldats français tués ainsi que des milliers de blessés.

 

Maintenant la question est de savoir si nous voulons vraiment faire la guerre à Daesh ou si nous voulons continuer à faire semblant.

 

 

Michel GOYA
Colonel (ER) et Historien

Source : La voie de l’épée