LIBRE OPINION de Caroline Galacteros : « Dans l’œil de Moscou : des ravages du dépit amoureux en politique étrangère ».

Posté le jeudi 09 octobre 2014
 LIBRE OPINION de Caroline Galacteros : « Dans l’œil de Moscou : des ravages du dépit amoureux en politique étrangère ».

Eclipsée par l’ultra-violence spectaculaire de « l’Etat islamique », la crise ukrainienne quitte l’actualité « chaude ». Sur le terrain comme sous les ors de Kiev ou de Moscou, les acteurs doivent faire de nécessité vertu et bâtir des compromis pour « sauver la face » … et les meubles. Souhaitons qu’ils sachent, sur la lancée des accords de Minsk, s’imposer des solutions pragmatiques qui passent par une très large autonomie concédée à la partie orientale du pays.

Face à la menace de « DAECH » qui oblige à repenser les alliances objectives ou structurelles, on veut croire que l’Europe, l’Otan, l’Amérique après avoir échoué à faire basculer Kiev dans leur giron, admettraient enfin l’urgence de bâtir une relation apaisée avec Moscou.
Mais non. Elles soufflent de nouveau sur les braises. Le Secrétaire d’Etat américain à la défense se rend en Géorgie pour rassurer cet « allié » docile sur son intégration future dans l’OTAN, le sommet de Newport rappelle les « vocations » géorgienne, moldave…et ukrainienne à rejoindre l’Alliance. On maintient les sanctions, on continue à désigner V. Poutine et son peuple jugé archaïque comme les ennemis de l’Europe et de l’Occident. On voudrait relancer le conflit qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

 

Ne nous en déplaise, Moscou, qui n’a pas notre goût des offensives au clairon, mais pratique la stratégie indirecte avec brio, n’a pas initié l’affrontement. V.Poutine n’a même pas reconnu les résultats des référendums séparatistes ni les « Républiques » autoproclamées de Lougansk et Donetsk. Aller au choc avec les Etats-Unis ou l’UE n’était ni son ambition ni son intérêt. Empêcher l’Ukraine de basculer dans l’orbite de cet Occident qui lui tient la dragée haute et l’OTAN d’installer ses bases aux portes de Moscou ou de s’emparer de sa flotte était en revanche impérieux. Il ne pouvait que relever le gant face à la provocation de trop que constituait l’imminence de l’association de Kiev à l’UE, en violation des accords conclus au sortir de la Guerre froide qui avaient prudemment fait de l’Ukraine un tampon stratégique neutre entre Moscou et l’OTAN. La remise en cause de ce statu quo vital pour Moscou n’étant d’ailleurs que le dernier avatar d’une offensive globale, amorcée dès 1991, via le double processus d’élargissement de l’Alliance et de l’Union Européenne pour priver la Russie de toute « profondeur stratégique ».

 

Pourquoi avoir fourni à V. Poutine un tel prétexte à l’annexion de la Crimée puis à la déstabilisation de l’ouest ukrainien ? Qu’avions-nous à y gagner au moment précis où nous avons un impérieux besoin du soutien de Moscou en matière de renseignement, de coordination antiterroriste, de sa médiation ou a minima de sa neutralité bienveillante sur le dossier iranien et sur les fronts sanglants ouverts par « l’Etat islamique » en Irak, en Syrie, en Libye ?

Angélisme ? Cynisme ? Indigence de la pensée stratégique occidentale et singulièrement européenne… Irénisme de nos chancelleries qui ont, depuis 25 ans, réduit l’action diplomatique à un activisme humanitaire moralisant inconséquent, fossilisant les antagonismes et perdant contact avec la complexité du monde? Voulait-on pousser à la faute la Russie et justifier sa relégation définitive au ban de l’Europe ?

 

De quelle Europe parle-t-on d’ailleurs ? De l’Europe géographique, « de l’Atlantique à l’Oural », ou de l’Union européenne, qui se veut « politique » mais s’est construite sur le rejet d’elle-même, confondant Nations et nationalisme, puissance et technostructure invasive ? Pour Moscou, la « normalité européenne », stade prétendument abouti de l’hyper-modernité occidentale dans laquelle on lui reproche de ne pas vouloir se fondre, se réduit à un affaissement identitaire, à l’insignifiance stratégique, à l’allégeance à « l’occidentalisme » décadent, qui déstructure les équilibres civilisationnels mondiaux et fait se lever contre nous des hordes ensauvagées de l’islamisme combattant.

Bref, si l’on voulait vraiment « libérer » le malheureux peuple russe du joug de V. Poutine, cet autocrate au cœur froid et aux noirs desseins, pourquoi l’avoir enfermé dans son mode de raisonnement obsidional? Pourquoi lui avoir offert l’opportunité d’une fuite en avant dans un discours martial sur la renaissance du « Russki mir », et lui permettre de faire ainsi oublier son inertie en matière de relèvement économique du pays ?

 

La société russe, habituée à la misère, à la contrainte, à la peur de « l’étranger », toujours en quête d’un tsar protecteur, développe une résilience considérable à « l’injonction démocratique » comme aux privations. Pour les gens âgés comme pour une grande partie de la jeunesse, Poutine est donc plus que jamais un chef, un leader, qui a une vision et un cap, protège son peuple du mépris et des avanies du monde, lui redonne un destin, lui offre un rêve de grandeur qui lui fait oublier un quotidien réduit à un maigre ordinaire. L’orgueil est la seule richesse du malheureux. C’est ce qui lui reste. C’est ce qu’on lui laisse.

On peut juger ce portrait infantile, manichéen, ridicule. Mais qu’avons-nous proposé d’autre à la Russie depuis 20 ans que sa déstructuration au profit de nos intérêts économiques et le rejet de sa proximité historique et culturelle avec l’Europe, systématiquement présentée comme douteuse ou infâmante pour nous ? Nous lui avons du bout des lèvres, concédé une place de lointaine « cousine pauvre » dans l’architecture européenne, mais très vite méprisé son statut de membre permanent du CSNU en nous asseyant allègrement sur les principes fondateurs de la Charte des Nations Unies qui formaient pour elle, après le déclassement radical post URSS, le socle minimal d’un statu quo stratégique acceptable.

 

Comment s’étonner, après les affronts qu’ont constitué l’élargissement de l’Alliance, la réactivation du projet américain de « bouclier stratégique antimissiles », les interventions occidentales au Kossovo, en Irak, en Afghanistan, en Géorgie, en Libye, aujourd’hui en Syrie, et le coup de semonce ukrainien de la « révolution orange » en 2004, que le Kremlin refuse cet ultime grignotage de son « étranger proche », qu’il veuille conserver sa flotte militaire, qu’il prenne à son tour des libertés avec les règles internationales ? Le « complexe obsidional » russe n’est ni une lubie, ni un prétexte. Il se nourrit de l’observation concrète et inquiète d’une méthodique offensive de l’ancien « Ouest » (affaibli et divisé mais qui n’est pas plus mort que la Guerre froide ou l’Histoire) pour prendre le contrôle de l’Eurasie. On refuse tout simplement à la Russie ce que l’on considère légitime pour nous : la préservation d’une aire d’influence régionale.

C’est enfin un quasi « dépit amoureux » devant la série de fins de non-recevoir de l’UE aux « appels du pied » du président russe depuis 1999 pour réintégrer le camp occidental qui l’a conduit à réagir. Le ressenti n’est pas de la sentimentalité. Il est à la base de l’action, y compris en politique internationale ! Car comme le moralisme pervertit l’idéal moral, l’occidentalisme épuise par saturation le potentiel et la richesse de l’Occident. Si Moscou veut incarner la désoccidentalisation du monde, elle ne se considère pas anti-occidentale, encore moins hors de l’Occident. Elle s’en veut l’un des centres mêmes, un front clairvoyant et combattif contre le « renversement du monde » et la vague islamiste qui menacent les équilibres culturels et religieux de la planète, sur ses marches caucasiennes et orientales comme sur nos territoires et nos aires d’expansion économiques. Pour Moscou, cette menace commune devrait surdéterminer les positions des puissances européennes et des Etats-Unis et les rassembler dans une coopération urgente.

 

Cet espoir a vécu. La Russie ne croit plus en l’Europe et joue le bilatéralisme constructif avec l’Allemagne en ignorant Paris. Des deux piliers, européen et asiatique, de son identité, elle semble désormais privilégier ce dernier et opère un « shift » sensible vers la Chine qui lui propose pragmatiquement une relation désidéologisée et va absorber le gaz et le pétrole que les Européens ne veulent plus lui acheter. Au-delà, le renforcement constant de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), cénacle politico économico sécuritaire qui rassemble autour de Moscou et de Pékin, des Etats d’Asie centrale mais aussi l’Inde, l’Iran, le Pakistan ou l’Afghanistan notamment, pourrait bien nous réserver d’autres déconvenues en termes d’influence et façonner de nouvelles polarités stratégiques que nous aurons du mal à maitriser.

Tandis que l’Occident se trompe d’ennemi, de guerre, d’enjeu, la Russie elle, joue un plus « Grand jeu », dont l’Ukraine n’est que l’un des théâtres. La gestion occidentale des dossiers iranien, irakien, afghan, libyen ou syrien sont pour Moscou des cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire, mais aussi des foyers hautement belligènes sur lesquels sa médiation ou sa capacité de nuisance pourront s’exercer dans un futur proche, à nos dépens ou à notre profit. A nous de choisir.

Source : Caroline GALACTEROS - Source : Le Point.fr