ARMÉE : Le malaise des armées, objet médiatique permanent. LIBRE OPINION de Bénédicte CHERON.

Posté le samedi 30 septembre 2017
ARMÉE : Le malaise des armées, objet médiatique permanent. LIBRE OPINION de Bénédicte CHERON.

« Blues du soldat », « malaise des armées » : ces mots ont envahi le traitement médiatique de l’actualité militaire, y compris celui des opérations extérieures ou intérieures alors que, dans le même temps, 88 % des Français disent avoir une bonne image des armées. Ce paradoxe n’est qu’apparent, et personne n’est dupe : on peut tout à la fois être aimé et se sentir incompris. 

Le moral des troupes n’est une préoccupation nouvelle ni pour les chefs militaires, ni pour les autorités politiques. Ce qui mérite analyse, en revanche, c’est la continuité de la présence médiatique de cette question depuis 2008.

2008, année charnière

L’année est alors chargée en actualité militaire : la réforme de la carte militaire provoque la fermeture de nombreuses casernes ; les discussions préparatoires du nouveau Livre blanc sont ponctuées de multiples polémiques médiatiques sur la place des armées au sein de la nation et la cohérence des orientations stratégiques qui se dessinent. Le 26 juin 2008, à Carcassonne, des militaires du 3e RPIMa utilisent des balles réelles au lieu des munitions à blanc lors d’une démonstration publique. Le bilan est lourd : un militaire et quinze civils sont blessés, et parmi eux quatre enfants. Le Président Nicolas Sarkozy traite les militaires d’« amateurs » et le chef d’état-major de l’armée de terre démissionne.

Enfin, le 18 août, 10 militaires français sont tués lors de l’embuscade d’Uzbin, en Afghanistan, et 21 autres blessés. L’emblématique émission « C dans l’air » ne consacre pas moins de six éditions aux sujets militaires lors du printemps et de l’été 2008. Jamais, depuis, cette densité et cette fréquence ne se sont répétées. Après l’embuscade d’Uzbin, les journalistes se penchent, nombreux, sur l’état des équipements et des matériels militaires. Ils racontent, avec un pathos parfois excessif, l’histoire d’une armée paupérisée. Les magazines d’enquête et de reportage abondent sur le sujet. L’année 2008 apparaît bien comme celle du surgissement médiatique d’un malaise qui couvait.

Le catalyseur Sentinelle

Depuis, le dossier est demeuré ouvert en permanence et, à intervalles réguliers, les journalistes y puisent sujets de reportage et motifs d’enquête. Pas une opération qui n’échappe aux articles sur les moyens insuffisants qui lui sont alloués. Or, ils sont systématiquement au-dessous du niveau qu’exigeraient les ambitions politiques affichées. Lorsqu’à cette paupérisation, s’ajoutent les interrogations manifestes des hommes eux mêmes sur le sens de certaines missions accomplies dans des contextes particulièrement éprouvants physiquement et moralement, le malaise revient inévitablement sur le devant de la scène. Les opérations d’interposition et de rétablissement de la paix sont sans doute les plus emblématiques, tant le récit médiatique qui en est fait tourne systématiquement à celui d’une impuissance face à l’ampleur du chaos.
La dernière en date, Sangaris, en République centrafricaine, n’y a pas échappé. Alors que les chercheurs ne peuvent que réunir des faisceaux d’indices sur la réalité de ce malaise (il est légitime que les états-majors ne communiquent pas vers l’extérieur sur cette question sensible et ce « malaise » est lui-même si compliqué à définir que quelques chiffres ne suffiraient pas à venir le mesurer), cette omniprésence médiatique est en elle-même un symptôme qui aurait dû préoccuper davantage les responsables politiques, et certains grands chefs militaires qui n’ont pas toujours voulu en prendre la mesure. Dans ce contexte en effet, l’opération Sentinelle a joué un rôle de catalyseur : du fait de son format massif et de sa proximité géographique, elle a rendu le malaise des armées plus visible et palpable encore, sans en être la cause première. Il est illusoire de penser que le sujet n’affleurera plus dans les médias par l’effet des seules annonces budgétaires (conséquentes mais à relativiser au regard du retard accumulé et des promesses de campagnes, jamais tenues) et des mesures subtiles imaginées pour faire évoluer les opérations en cours, et en particulier l’opération Sentinelle. Tout cela peut certes relâcher la pression qui pèse sur les épaules des militaires et leur offrir quelques respirations, permettre à l’état-major de retrouver les marges de manœuvre perdues depuis janvier 2015. À moyen terme, cependant, il y a fort à parier que si les causes profondes de cette permanence médiatique du « malaise » ne sont ni analysées ni reconnues, rien ne changera vraiment.

Crise d’identité

Ce qui est apparu au grand jour en 2008 couvait depuis de nombreuses années. Au début des années 1970, les médias français, et la télévision en particulier, évoquent déjà ce fameux « malaise », comme l’a raconté Bernard Paqueteau dans un livre oublié (Grande Muette, petit écran, Fondation pour les études de la défense nationale, 1986). Bien sûr, planent les souvenirs des blessures mal refermées des guerres d’Indochine et d’Algérie, dans le contexte des luttes, notamment antimilitaristes, des années 1970. Mais de cela, les militaires ne parlent pas ouvertement. En revanche, les analystes pointent du doigt l’évolution du modèle de défense qui accompagne le développement de la dissuasion nucléaire : les forces dites conventionnelles se sentent dépassées et délaissées.

En filigrane, se pose aussi la question de l’évolution du service national et d’un tiraillement croissant, chez certains officiers, entre leur rôle social et leur rôle opérationnel, de plus en plus déconnectés, les appelés ayant de moins en moins vocation à servir leur pays par les armes. Si la première cause d’inquiétude s’efface dans les années 1980, la seconde, elle, ne fait que grandir : les jeunes Français sont de moins en moins nombreux à faire leur service militaire et ne partent plus en opération extérieure.

Le sens de l’engagement militaire

La professionnalisation des armées, annoncée en 1996, aurait pu apporter une réponse à cette crise d’identité déjà ancienne. Elle ne l’a pas fait parce que le récit offert au grand public n’a pas rendu justice au sens profond de l’engagement militaire. Elle aurait pu rendre aux armées une identité épique aux yeux des Français mais c’est en fait une banalisation accrue de l’image des militaires qui s’est déployée au tournant du siècle : au début des années 2000, à la télévision française, on parle autant des sujets sociétaux dont les armées affirment se saisir (la féminisation et l’intégration des jeunes Français en difficulté sociale et d’intégration, pour l’essentiel) que des opérations extérieures. Lorsque ces dernières sont montrées dans des reportages, les militaires n’y combattent que très rarement. Ils sont, en revanche, d’excellents agents humanitaires et logisticiens. Les communicants qui œuvrent au recrutement racontent au fil des campagnes, jusqu’après 2008, l’histoire d’une armée qui permet avant tout d’obtenir des qualifications recyclables dans le civil et de mener la même vie que n’importe quel autre employé d’une grande institution publique ou privée. L’acte combattant n’a qu’une place marginale dans ce récit global.

C’était déjà le cas avant la professionnalisation. Rien n’a vraiment changé après. Cela explique, en partie, que se soient multipliés depuis 2015 les débats mal posés sur un éventuel retour du service national obligatoire. Ils sont des révélateurs parmi tant d’autres de la perte de compréhension du sens de l’engagement militaire : ceux qui aimeraient voir les armées jouer massivement un rôle socio-éducatif ne lient jamais cette question aux réflexions stratégiques en cours. Rien ne vient laisser espérer que les discussions sur la mise en œuvre des projets du président de la République en la matière n’établissent davantage cette relation qui, pourtant, est le fondement de tout débat valable sur le sujet. Ces distorsions entre l’identité narrative qui se construit jour après jour par le récit politico-médiatique et la réalité des sacrifices demandés à ceux qui s’engagent, dont le métier est d’abord d’œuvrer collectivement à l’efficacité au combat de leurs armées, est une racine ancienne du malaise dont on parle tant. Les saignées budgétaires sont venues se conjuguer avec cette cause profonde et rendre manifeste le manque de compréhension dont souffraient les armées au sein de la société.

Pitié et compassion

Des lignes ont bougé depuis l’opération Serval, au Mali, puis après janvier 2015. Les complexes à assumer la vocation combattante des armées s’effacent progressivement. Ces changements perceptibles ne peuvent, cependant, suffire à effacer les décennies lors desquelles le malaise a couvé sans vraiment être perçu et alors qu’il est entretenu par les crises régulières de la relation entre politiques et militaires autant que par la surchauffe qu’a provoquée l’opération Sentinelle. Il ne s’agit pas d’un corporatisme revendicateur de plus dont on pourrait effacer les manifestations par quelques primes et quelques congés de plus. La question du malaise des armées, qui prend des formes différentes au fil des décennies mais soulève toujours la question du regard porté par la société sur ceux qui la servent par les armes, appartient désormais au temps long de l’histoire. Ce n’est qu’au prix de la restauration d’une identité cohérente, claire et assumée – à tous égards, y compris sur le plan budgétaire – au sein de la nation qu’elle sortira du champ médiatique quotidien.

L’enjeu n’est pas mince. Derrière cette question, en effet, se cache une préoccupation qui intéresse la nation tout entière : peut-on gagner des guerres avec une armée qui finit par inspirer, de manière aussi récurrente et permanente, autant de pitié et de compassion ?

 

Bénédicte CHERON
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Source de diffusion : www.asafrance.fr

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